Une réflexion de Robert Cabane, président de l’EPU de Bordeaux, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale.

Que doivent réellement apprendre les élèves à l’école ? Voilà un débat typiquement franco-français, où apparaît aussitôt la référence quasi obsessionnelle aux « programmes scolaires », chose pratiquement inconnue dans d’autres pays et notamment les pays nordiques et anglo-saxons. C’est toute la question de savoir si le rôle de l’institution scolaire est d’instruire ou d’éduquer, c’est-à-dire d’implanter des savoirs dans l’esprit des élèves, ou bien de développer chez eux des savoir-faire (voire des « savoir-être »). Ce débat remonte au moins aux origines de l’école laïque à la française (fin xixe siècle), organisée par une puissance laïque, l’État, tentant de s’affirmer face à la puissance de l’Église catholique, en contrant la normativité de celle-ci par une plus grande normativité ; d’où cette production incessante de «  programmes  », « instructions de mise en œuvre à l’attention des maîtres », etc.

Les programmes

L’arrière-plan de cette élaboration programmatique est peut-être une vision des professeurs jugés pour la plupart déficients, voire « mauvais », qu’il fallait à tout prix guider pour qu’ils ne cèdent point à toutes sortes d’influences ou à leurs « mauvais penchants », combinée à une vision de l’élève comme une sorte de sac propre à remplir de nombreuses connaissances fondatrices de la République et de la société en construction à l’orée du xxe siècle, sans qu’il soit tenu compte des apprentissages informels ou prodigués dans la famille. Cette perspective finalement pessimiste n’est peut-être pas sans rappeler un certain catholicisme bien français, inspiré par le jansénisme, qui perçoit l’humanité comme irrémédiablement pécheresse et damnée hors de la salvation par Jésus Christ, l’école laïque devenant le nouveau médiateur du salut républicain. Nous ne sommes pas sortis de cette vision, si l’on en juge par la plainte récurrente des professeurs qui ne parviennent pas à « finir le programme », avec des élèves n’ayant pas « assimilé les programmes des classes antérieures » et ne « maîtrisant pas les notions » ; dans ce contexte, les conseils de classe prennent parfois l’allure de jugements derniers avec pour seules issues l’enfer (exclusion, réorientation, etc.), le paradis et à la rigueur le purgatoire.

Éduquer autrement

D’autres pensées s’opposeront systématiquement aux vues précédentes, notamment de la part de pédagogues d’origine protestante comme Buisson, Pécaut, Steeg ou Kergomard qui voyaient plutôt l’enjeu de l’éducation comme élévation de l’esprit, se rattachant à un large courant d’origine suisse ou italienne (Rousseau, Pestalozzi), avec une riche filiation (Piaget, Montessori, Castelnuovo, etc.). Les penseurs les plus extrémistes de ce courant (comme Caleb Gattegno) récusent le bien-fondé de toute notion de programme en rappelant que l’enfant n’apprend vraiment que ce qu’il découvre par lui-même et non ce qu’on lui serine à longueur de journée. J’aurais tendance à me tenir à mi-distance de ces extrêmes, ce qui ne serait pas sans écho à des choix théologiques méritant plus de réflexion : si l’élévation de l’esprit est le but à viser, un peu de structure et de répétition n’est pas inutile. En tous cas, c’est ce que Félix Pécaut (protestant béarnais) suggérait dans la Revue pédagogique en 1882 : « Former des esprits libres, capables d’examiner, de comparer, de réfléchir, de suspendre leur jugement, capables aussi de conclure et de persister dans leur conclusion. » Beau et vaste programme !