Donald Potard, ancien directeur du groupe de mode de Jean-Paul Gaultier, écrivait : « Ne nous y trompons pas, la mode, c’est avant tout de la sociologie et le vêtement en est la démonstration. Par exemple, on peut voir que la liberté du mouvement est sœur de la liberté de la presse et que les sociétés totalitaires imposent l’uniforme, la dépersonnalisation et l’information unique là où nos sociétés permissives se gardent de censurer journaux et tenues permissives. » Mais, même si le vêtement a toujours a été un marqueur social et continu à engager nos identités et nos imaginaires – on s’habille tout à la fois pour s’identifier et se distinguer – le vêtement a longtemps été considéré au sein de la recherche en sciences sociales comme superficiel. Il a fallu attendre les années 1990-2000 pour avoir des travaux substantiels sur le sujet. Qu’en est-il du vêtement ? Que dit-il de nous-mêmes, individuellement et collectivement ? Les protestants se démarquent-ils d’une façon ou d’une autre ? Ont-ils une identité vestimentaire qui les distingue comme groupe social ?

Une histoire rapide de la mode

Longtemps dans l’histoire humaine, le vêtement était surtout un marqueur de la classe sociale – différenciant particulièrement les classes dominantes, politiques et religieuses du reste de la population. Ce qu’on appelle aujourd’hui « la mode » recouvre deux phénomènes apparus à des moments différents de l’histoire : d’une part, le travail de création de couturiers personnalisant le vêtement, d’autre part, la généralisation sociale de cette envie de distinction vestimentaire qui génère paradoxalement de l’uniformité.

C’est entre les différentes cours européennes que se développe au Moyen Âge le goût de la personnalisation des tenues d’apparat, développant une forme de concurrence et d’émulation aristocratique manifestée par le vêtement, liée à l’élargissement des provenances géographiques de nouveaux tissus et broderies. En revanche, la généralisation de ces pratiques sous-entend une industrie de la mode qui émerge lentement à partir des XVIIIe-XIXe siècles. Tant qu’on commandait ses vêtements chez le tailleur, il n’y avait pas à proprement parler de mode en tant que phénomène.

Une transgression des différences

Deux étapes marquent encore la mode jusqu’à aujourd’hui. Si, sous l’Ancien Régime, le port du vêtement restait très codifié, en fonction de la classe sociale d’appartenance ou de la profession (le plus souvent pour des raisons pratiques), la Révolution française a provoqué une rupture. Ce n’est pas sans raison que les révolutionnaires ont reçu le sobriquet de « sans-culotte », cette dernière marquant les privilèges attachés à la noblesse et au clergé. Comme le rappelle le sociologue de la mode, Frédéric Godart : « la liberté vestimentaire est inscrite dans un décret du 8 Brumaire de l’An II : “nulle personne, de l’un et l’autre sexe ne pourra contraindre aucun citoyen à se vêtir d’une façon particulière, sous peine d’être considéré comme suspect et poursuivi comme perturbateur du repos public”. »

De la Révolution française jusqu’aux années 1980, la distinction de classes se maintient cependant à travers le vêtement, les classes privilégiées ayant accès aux créations de la haute couture, fort éloignées du prêt-à-porter. Les « enfants terribles » de la haute couture (Jean-Paul Gaultier, Vivienne Westwood et d’autres) vont puiser leur inspiration dans la rue, renversant parfois le lien entre inspiration et création. Les années 1960 avaient cependant déjà opéré un renversement : le vêtement marquait de moins en moins une distinction entre classes et devenait un élément d’identification des générations entre elles. « Ça a même été dans les années 1960 un signe de révolte ayant pour nom l’adolescence. La révolte adolescente passe toujours par le vêtement » souligne Frédéric Monneyron, auteur d’un Que sais-je ? sur la Sociologie de la mode.

Le renouvellement des collections s’est accéléré par ces influences réciproques entre la rue et les créateurs, mais aussi par le phénomène de marques vestimentaires planétaires, depuis une vingtaine d’années, jusqu’au rythme effréné des leaders actuels de la very fast fashion (« mode très rapide ») sur internet qui ont aboli l’idée même de saisons de la mode…

Une sobriété porteuse d’avenir

L’affirmation de soi à travers le vêtement se déploie entre chaque individu et la société dans des goûts personnels qui sont pourtant soumis à la mode, révélant l’influence sociale. Les protestants – français tout particulièrement – se sont toujours tenus à une certaine distance, parfois méfiante, tant de l’influence sociale que de la recherche d’une trop grande affirmation de soi. L’ancien conseiller de Jacques Chirac et ancien président de la Lyonnaise des Eaux, Jérôme Monod, déclarait même en 2006 : « le protestantisme, c’est un peu une forme de résistance au monde extérieur, un état d’esprit rétif à l’ordinaire, une filiation qui se décrit sans qu’on soit obligé de l’expliquer. » De cet état d’esprit vient sans doute l’image d’Épinal d’austérité qui colle à la peau des protestants. Cette sobriété vestimentaire a parfois été codifiée au cours de l’histoire du protestantisme français. Le synode provincial de Pont-en-Royans (Isère), en 1614, donnait ainsi quelques consignes aux pasteurs : « les pasteurs se doivent abstenir de tout parement de soie ou de fraises, grandes et petites, de souliers à hauts talons, de jarretières de demi-taffetas ou à dentelles roses aux souliers… de cheveux inégalement coupés, frisés et gaufrés, de gants garnis de satin, velours, taffetas avec broderies, rubans ou passements, de moustaches relevées, de bagues au doigt, d’éperons dorés ou argentés… » La liste se poursuit assez longuement, mais mentionne également la tenue des épouses de pasteurs qui « ne pourront porter robes, cottes, cotillons de soie, bas de soie, souliers de couleur claire et voyante, le sein ouvert, les cheveux poudrés et frisés ; pendants d’oreilles, colliers et carcans de pierreries… ».

Aujourd’hui, face à l’industrie mondialisée de la mode et à son impact sur la planète, cette sobriété vestimentaire répond peut-être à des enjeux d’avenir. Comment ne pas penser en effet aux conditions de travail des ouvriers des géants de la very fast fashion du sud-est de la Chine qui perçoivent moins de 500 € par mois, pour 13 heures par jour, six jours sur sept ? Comment à l’autre bout de la chaîne ignorer les tonnes d’invendus que l’Occident déverse sur les pays du tiers-monde ? Plus de 160 tonnes de vêtements invendus et usagés arrivent tous les jours au Ghana, par exemple, dont plus de 70 tonnes finissent dans des décharges à ciel ouvert. À défaut d’affirmation de soi, cette sobriété témoigne de la responsabilité individuelle dans le choix de ses vêtements.