À la question posée dans les vingt-sept pays d’Europe par l’Eurobaromètre 89 en 2019 : « Pourriez-vous me dire si le terme de “sécurité” évoque pour vous quelque chose de très positif, de plutôt positif, de plutôt négatif ou de très négatif ? », les Français sont largement en tête des réponses négatives : 27 % d’entre eux contre 17 % en moyenne européenne (13 % en Allemagne, 10 % en Bulgarie par exemple).
Un malaise français profond
Il est courant d’en accuser les médias qui se délectent des catastrophes en tous genres, ce qui fabriquerait un climat anxiogène. Mais c’est leur prêter une importance qu’on ne leur accorde pas dans d’autres domaines. Surtout, les médias français ne sont pas pires que ceux des pays voisins à ce sujet, donc ils ne devraient pas avoir plus d’effet.
Le malaise français est plus profond. D’autres questions posées dans les Eurobaromètres permettent de le cerner par différence par différence avec les vingt-six autres pays (vingt-sept, quand le Royaume-Uni en faisait encore partie). Ainsi, le terme « solidarité » attire le même discrédit que celui de « sécurité » : 20 % des Français le récusent, soit le cinquième score le plus négatif parmi les vingt-sept pays. Plusieurs autres réponses aux Eurobaromètres éclairent la méfiance de nos compatriotes. Ils figurent en tête de ceux qui pensent que « les habitants de notre pays ont peu en commun » et les seconds qui s’estiment les moins liés à leur ville ou leur village (question : « Vous sentez-vous attachés à votre ville ou village ? »). Hors leurs relations familiales, qu’ils plébiscitent à l’instar des autres Européens, nombre d’entre eux paraissent donc atomisés, séparés de toute communauté, en état d’anomie pour reprendre le terme que Durkheim utilisait pour expliquer l’une des raisons du suicide.
L’érosion de l’État-providence, source d’insécurité
Quel est alors leur lien ou, dit autrement, qui les protège ? La nation évidemment. La France est devenue le pays européen qui consacre la plus forte proportion de son PIB aux prestations sociales – maladie, chômage, retraite, handicap, etc. La solidarité est considérée comme une affaire de l’État, non de la proche communauté, celle de la vie quotidienne. Ce qui était qualifié d’abord de jacobinisme, puis de centralisme, en a été renforcé, d’abord pendant la période gaulliste, puis plus récemment avec ce que l’on a qualifié de « verticalité ».
Non seulement l’État-nation assure la gestion de la solidarité, mais on lui demande d’entretenir le lien social. D’où ces querelles parfois byzantines, qui ont redoublé avec la verticalité, sur la nature et le périmètre de la laïcité. La respecter est devenu la première condition du maintien du lien social, ce qui reste assez abstrait.
Durant les Trente Glorieuses, l’État-providence a élargi son assise, puis à partir des années 1980, ses progrès ont ralenti et aujourd’hui, l’érosion est patente. Voilà sans doute l’une des raisons profondes de l’insécurité que ressentent les Français. Plus habitués que leurs voisins à un État protecteur, ils en craignent plus le repli. De là, le thème, très populaire lors des grèves et des manifestations, du « défendre les acquis sociaux », sans que ceux qui y font appel se préoccupent de leur pertinence, quand la situation économique et sociale est devenue radicalement différente de celle qui prévalait lors de leur instauration. De là aussi le succès du principe de précaution, inscrit récemment dans la Constitution qui, s’il relève parfois du bon sens, est aussi un frein aux initiatives et, prononçons le mot, au progrès.
La révolte des Gilets jaunes face au désengagement de l’État
La menace sur la sécurité que fait craindre le désengagement de l’État a trouvé une illustration avec la révolte des Gilets jaunes. Bien qu’il s’agisse d’une affaire très complexe, car il n’y a pas « les » Gilets jaunes mais une histoire des Gilets jaunes durant laquelle ils se sont transformés sous l’influence de groupes et de partis politiques, il est possible de retrouver leur cause première ou leur inspiration dans les cahiers citoyens rédigés lors du « Grand Débat » organisé par M. Macron. Une fois la révolte des Gilets jaunes passée, ces cahiers sont quasiment tombés dans l’oubli. Or, tout comme leurs prédécesseurs lointains, les cahiers de doléances du début de l’année 1789, ils contiennent des éléments intéressants sur les préoccupations des Français. À ce jour, plus de seize mille d’entre eux ont été numérisés. Leur analyse est délicate, comme l’a été celle des cahiers de doléances, mais on peut commencer par calculer l’occurrence de certains termes, en particulier celui de « sécurité » et en établir la distribution géographique à la commune près.
La sécurité de l’existence en jeu dans les zones isolées
Ce terme « sécurité » est l’un des plus fréquents (22 487 occurrences), bien plus que le terme « insécurité » (895 occurrences). Sa distribution géographique regroupe deux types de départements, ceux des environs des grandes villes (petite couronne parisienne, Rhône, Bouches-du-Rhône, Nord, Haute-Garonne, par exemple) et des départements ruraux, en général situés sur la diagonale du vide, cette large bande du territoire qui part des Ardennes et, via la Champagne, le Nivernais, le Berry, le Cantal, atteint les Pyrénées centrales. Or la première manifestation des Gilets jaunes, le 17 novembre 2018, la plus importante numériquement, avait atteint son intensité maximale dans la diagonale du vide. La taxe écologique sur l’essence, cause immédiate, mais aussi la limitation de vitesse à 80 km/h et la perspective d’un renforcement des contrôles techniques étaient autant de menaces sur la mobilité dans ces territoires très peu peuplés, en désertification et les plus éloignés des services essentiels.
La sécurité des biens et des personnes à laquelle on pense en premier n’était pas la cause de la révolte, mais plus profondément la sécurité de l’existence tout court, celle de l’accès aux médecins, aux hôpitaux, aux services publics essentiels. L’État, qui en était la caution, qui avait facilité le maintien de population dans ces zones isolées en subventionnant le diesel et en entretenant un excellent réseau routier, s’en désintéressait soudain, lui, le garant de la sécurité.
Le slogan de la lutte contre l’insécurité qui constitue l’un des arguments essentiels de la plupart des partis politiques et qui apparaît presque toujours comme l’une des trois préoccupations majeures des Français dans les enquêtes d’opinion, n’est donc pas à mettre en relation uniquement avec la criminalité, mais plus largement avec une conception de l’existence en société garantie par l’État-providence, typique de la France par son intensité.
Par Hervé Le Bras, démographe et directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales)