L’obsession sécuritaire évolue de façon discrète et parfois invisible, mais elle est bien réelle. Elle vient entraver notre capacité d’agir, de réfléchir. J’y ai été souvent confrontée lorsque j’étais directrice d’établissement . En voulant tout réguler, tout cadrer, dans toutes les situations, on ruine la confiance. La confiance qui devrait être accordée à l’autre, à son bon sens, à son intelligence et à l’intelligence collective.
Évidemment, il faut des réglementations : il ne s’agit pas de faire n’importe quoi. Mais les procédures qui veulent tout régir tuent la vie. Souvent, elles n’ont pas été réfléchies avec les acteurs de terrain. Elles n’ont pas été construites sur nos savoirs, notre expérience. Les résidents d’un foyer médicalisé n’ont pas la liberté de le décorer comme ils le feraient chez eux : le mobilier anti-feu est de rigueur. Et, ici comme ailleurs, ce sont les mêmes fauteuils ignifugés, les mêmes tables impersonnelles ; les mêmes chaises, les mêmes murs… A-t-on demandé aux personnes accompagnées comment elles aimeraient s’approprier leur espace pour se sentir vraiment chez elles, et plus encore si elles y restent des mois, des années, parce qu’elles sont en situation de handicap ou âgées ?
L’obsession sécuritaire questionne la liberté. La liberté de faire, mais aussi d’aller et venir, de vivre son plaisir, de décider pour soi. Quand les contraintes sont trop nombreuses, la liberté est compromise.
Monsieur H. est accueilli dans une structure de soins, son état de santé est très précaire, son pronostic vital engagé à moyen terme. Cependant, il peut encore se déplacer et émet le désir d’acheter un vélo. Surviennent aussitôt de nombreux questionnements et positionnements très tranchés dans l’équipe. La peur de l’accident est omniprésente, avec son corollaire : la responsabilité de la structure. Comment accéder à la demande de Monsieur H., l’accompagner au mieux dans son projet ?
Monsieur P. est en situation de handicap psychique et veut retourner une fois dans les îles. C’est devenu une obsession pour lui. Il a une certaine autonomie, mais s’il se perd ? s’il ne revient pas ? Jusqu’au dernier moment, la sécurité de Monsieur P. sera un frein pour certains éducateurs de l’équipe. Finalement, Monsieur P. part, avec un téléphone portable. Un contact est pris avec l’hôtel. Et, avec la réalisation de son projet, Monsieur P. prend conscience que ce n’est pas dans les îles qu’il souhaite retourner vivre.
Monsieur F. a longtemps vécu dans la rue. Il est maintenant en foyer d’accueil médicalisé. L’équipe s’ingénie à lui proposer des activités à l’extérieur. Aujourd’hui, elle a programmé une sortie pêche. Monsieur F. est enchanté, il est dehors, il se sent libre, le poisson mord. Mais ce soir, à cause du plan de maîtrise sanitaire, il ne pourra pas manger le produit de sa pêche.
L’obsession sécuritaire peut fermer la porte à l’écoute, au dialogue, aux soins. Quand elle infantilise, elle ferme la porte à l’accueil de l’autre tel qu’il est.
Un questionnement éthique est salutaire : il permet de dépasser cette obsession sécuritaire, de remettre la personne accompagnée au centre de son projet. De ne pas penser à sa place. La prise de risque est inévitable. L’accepter est l’antidote à cette obsession. Je crois, comme Sœur Emmanuelle, que « la vie est un risque. Si tu n’as pas risqué, tu n’as pas vécu » !
Rolande Ribeaucourt-Pailleux, ancienne directrice d’établissement à l’abej SOLIDARITÉ Lille
1 Rolande Ribeaucourt a très récemment pris sa retraite