Dans les années cinquante-soixante, la question de la délinquance relève de la police et de la justice. On est dans un idéal de réhabilitation. La délinquance apparaît comme un raté de la modernisation ; il faut remettre les jeunes dans le droit chemin. Moins de vingt ans plus tard, on assiste à une politisation de la question de la sécurité.

À la fin des années soixante-dix, la sécurité envahit le champ des préoccupations sociales. La notion de responsabilité individuelle prévaut et, avec elle, l’idée qu’il faut davantage punir. En France comme dans les pays européens, ou aux États-Unis, les taux d’incarcération explosent. Mais en dépit des lois, du renforcement des forces de sécurité, des progrès technologiques et de la sécurité privée, ni la violence ni la délinquance ne diminuent. Les solutions préconisées montrent leur inefficacité. 

Aujourd’hui encore, les gens continuent à croire qu’on n’en fait pas assez, et qu’il faut confier à la police toujours plus de missions. Or, est-ce réellement à la police de résoudre les violences dans les établissements scolaires ou les tensions dans un quartier ? Ne peut-on pas réfléchir à un autre mode de régulation des petits conflits quotidiens ? Imaginer des formes d’interventions qui ne soient pas policières ?

Des expériences de « dépoliciarisation » 

Pour contrer l’inflation sécuritaire, plusieurs pratiques de « dépoliciarisation » ont été tentées. De ces expériences à contre-courant naît une lueur d’espoir : la police n’apparaît plus comme la solution miracle. Les mouvements nés aux États-Unis après l’assassinat de George Floyd, portés par le slogan « Defund the police » (1), ont des résonances en Europe. Mais il y a des gens, que j’appelle des marchands de peur, qui ont intérêt à ce que l’insécurité perdure. 

Le creusement des inégalités sociales est largement attesté par les économistes et sociologues. Il génère des conflits sociaux parfois violents. J’ai participé à une centaine de réunions sur la sécurité dans les quartiers, on retrouve à chaque fois des conflits sociaux de l’espace : des jeunes vont dans le parc pour échapper au contrôle parental et des couples avec leurs enfants ne s’y sentent pas bien à cause de ces jeunes. Mais la résolution de cette tension relève-t-elle vraiment de la police ? Certainement pas. Entrer dans la thématique de la sécurité condamne à l’échec. Les policiers interviennent et lancent une procédure mais la justice ne condamne pas.

Les héros de la guerre des boutons en prison

Il existe d’autres options que la solution policière. Ici, on met un médiateur pour résoudre les conflits. Là, les mamans réinvestissent les places en bas des immeubles occupées par des jeunes potentiellement menaçants. Il faut faire des efforts d’imagination pour donner plus de sens et de force à ces manières de gérer autrement les rivalités, et en finir avec la pensée magique selon laquelle la police va résoudre les conflictualités sociales.

Il est urgent de requalifier une série de tensions qui ont été déclinées sous l’angle de l’insécurité. De s’engager dans une décroissance sécuritaire, de sortir de cette surenchère permanente dans la pénalité. Le cas des mineurs est parlant : la répression pénale touche des enfants de plus en plus jeunes. J’ai présenté le scénario de La Guerre des boutons (2) à des magistrats. Ils sont convenus que tous les héros du livre finiraient aujourd’hui en prison. Lebrac serait un délinquant multirécidiviste et condamné à de la prison ferme !

Les courants politiques ou pénaux sont déconnectés de nos analyses, on a l’impression de prêcher dans le désert. Nos élus de la nation pourraient se pencher sur la question de la peine : à quoi sert de punir des gens si la peine produit de la récidive ? 

Laurent Bonelli, sociologue, maître de conférences en science politique à l’université Paris X-Nanterre 

Propos recueillis par Brigitte Martin

1 « Defund the police » est le slogan d’un mouvement qui soutient le désengagement des fonds des services de police et leur réaffectation à des formes non policières de sécurité publique et de soutien, telles que les services sociaux, les services à la jeunesse, le logement, l’éducation, les soins de santé et d’autres ressources communautaires (source : Wikipédia). 

2 La Guerre des boutons est un roman écrit par Louis Pergaud en 1912, qui évoque la guerre sans merci que se livrent les enfants de deux villages voisins