Comment donner plus de poids au souci de l’autre dans ce qui est considéré comme important ? C’est le combat de l’éthique du care (du prendre soin, de la sollicitude) développée par des philosophes comme Sandra Laugier.

Pourquoi le travail des femmes s’occupant des autres est-il dévalorisé ?

L’éthique du « care » part de cette question : les tâches de care sont-elles mal considérées parce-qu’elles consistent à prendre soin des autres ou parce-qu’elles sont liées historiquement aux femmes ? On pourrait s’interroger sur ce que cela signifie de dire que les femmes sont « surreprésentées » dans ces professions, si c’est la bonne expression. Le fait est que quand elles sont massivement féminines, elles sont peu valorisées et quand des hommes embrassent ces professions, c’est souvent considéré comme dévalorisant pour eux. Ces professions sont associées aux femmes car elles sont assimilées aux tâches domestiques, tâches qui ont souvent été assurées historiquement par les femmes à titre gratuit. Il est significatif que l’INSEE n’ait compté le travail domestique comme un travail que depuis les années 1970. Le cœur de la dévalorisation du travail de care est vraiment là : la déconsidération du travail domestique, de tout ce qui est lié au monde privé par opposition au monde public du travail ou de la « grande » politique. L’éthique du care essaye de revaloriser moralement ces domaines, en expliquant à quel point le travail du care répond aux besoins humains, et a une place fondamentale dans la société en rendant le quotidien possible. Il s’agit donc de transformer notre vision du travail et de la société en faisant apparaître des tâches, et des personnes, comme indispensables au fonctionnement ordinaire du monde, et en cherchant de nouvelles façons concrètes de valoriser des activités invisibles sans lesquelles le monde serait sale, incommode et sans chaleur.

Qui profite du travail du care ?

Une grande partie des travailleuses du care s’occupent de populations vulnérables, par exemple les personnes âgées ou les malades, qui sont pour un grand nombre des femmes. Ce travail est dévalorisé, pas seulement parce que ce sont des femmes qui s’occupent de femmes mais aussi parce qu’elles s’occupent de personnes elles-mêmes vues comme marginales dans le monde actuel. Mais le travail du care va bien au-delà des femmes ou des personnes âgées ou fragiles. Les personnes qui bénéficient le plus du care en réalité sont les hommes de pouvoir qui ont une secrétaire, des employées, une femme de ménage, une femme à la maison… Le care bénéficie majoritairement aux hommes et permet l’autonomie des personnes qui réussissent.

Les métiers du social ne sont-ils pas pris dans cette dévalorisation ?

Le travail du care est d’abord défini comme catégorie professionnelle – assistance à la vie quotidienne des personnes, soins de santé, etc. – mais on note que toutes celles et ceux qui s’occupent d’autres personnes se retrouvent dans la dévalorisation associée au travail du care : par exemple les travailleurs sociaux ou les enseignants voire la police. Les travailleurs sociaux – majoritairement des femmes – qui s’occupent des employées qui elles-mêmes assurent le care font en réalité partie de la même sphère. La vraie barrière ne se trouve pas entre travailleurs sociaux et personnes aidées, mais entre le monde public du travail valorisé à plein temps – salarié normalement et souvent masculin – et toute l’armée des gens – massivement féminin – qui rend possible ce travail valorisé. Le travail social, qui assure la permanence du tissu social nécessaire à la vie quotidienne de la société et à la survie ou à la réussite des personnes ordinaires, est non seulement peu considéré, mais le gouvernement essaye désormais de le détruire en retirant le soutien aux associations, aux emplois aidés…
Si vous lisez l’itinéraire d’Aya Cissoko dans Danbé vous découvrirez à quel point elle sait ce qu’elle doit à des travailleurs sociaux et animateurs de club qui l’ont aidée, elle et sa famille.

Le mouvement sur les violences sexuelles faites aux femmes, « MeToo » notamment, a-t-il eu un effet sur cette question ?

« MeToo » a permis d’aborder entre autres des questions de harcèlement au travail, souvent associées aux métiers de care. Le cas des femmes de ménage de la Gare du Nord à Paris qui se faisaient tripoter et brutaliser et se sont manifestées à cette occasion est emblématique. Grâce à « MeToo » des femmes qui exercent des professions comme celles-là – même si c’était peut-être minoritaire dans les catégories sociales qui se sont exprimées – ont pu faire connaître leur situation dans les médias en mettant en avant la question du harcèlement. La façon d’être maltraitées des professionnelles du care est apparu plus clairement.

Il y a eu un utile renversement des rôles car ces professions sont souvent accusées de maltraitance ce qui n’est guère le cas pour des fonctions socialement plus élevées. Si on pense aux oppositions à ce mouvement en France, les discours d’hommes mais aussi de femmes valorisant la puissance, invitant les femmes à ne pas se plaindre, ne pas se placer en position de victimes, cela montre qu’il y avait dans « MeToo » un enjeu non seulement féministe mais aussi de care et d’une éthique qui justement conteste cette fascination de la puissance au détriment de fragilité et du soin à l’autre.

Le milieu politique commence-t-il à entendre ces préoccupations ?

En 2010, le milieu politique avait été très méprisant quand Martine Aubry avait mis en avant l’éthique du care. Cela traduisait de fait tout le mépris dans lequel on tient les professions de care et cela a été aussi l’occasion d’une forme d’exutoire extrêmement misogyne y compris à gauche. La situation a changé. La grosse misogynie exprimée en public, ou la condescendance envers « la femme de ménage » n’ont pas disparu mais elles sont relativement mal vues, au moins à gauche et dans la droite modérée. Il n’en reste pas moins que les enjeux du care ne sont pas assez reconnus publiquement. Je cherche à les mettre en avant politiquement car la reconnaissance morale du care ne suffit pas. La compassion ou l’attention à autrui sont devenues plus présents comme en témoigne le débat sur une mesure comme le revenu universel proposé par Benoit Hamon en 2017 : si l’on peut assurer dignement une partie de son existence, alors on n’accepte plus de la même façon d’être exploitée.