C’est une situation devenue banale : le médecin prescrit des examens, les résultats arrivent, le patient est brièvement interrogé et se voit prescrire de nouveaux examens. Le malade reste habillé. Son corps n’intéresse plus la médecine car l’imagerie et les chiffres parlent de lui avec plus de précision que la main, l’oreille ou l’œil du médecin. Simplement, la médecine choisit les armes qu’elle connaît.
L’examen clinique, un concept dépassé
La décision du médecin dépend beaucoup plus de ses interventions que de la place du corps lui-même. L’imagerie est muette, les chiffres peu significatifs ? Le psychiatre est rapidement appelé à la rescousse ! L’image est parlante, les chiffres anormaux ? L’enquête est lancée sans l’examen de la victime, ni l’étude des « lieux du crime ».
Cette nouvelle approche se généralise. Le médecin n’a plus confiance dans son examen clinique, qui n’est d’ailleurs quasiment plus enseigné. Le transfert technologique contraste avec une sacralisation du corps dans la société, une fascination de la chirurgie ou médecine esthétique. L’image du corps malade n’est plus la finalité de la médecine, les médicaments du soin corporel l’intéressent beaucoup plus. La trajectoire récente de reconversion de l’ancien ministre de la Santé en est un exemple caricatural…
Cette exclusion de l’examen du corps malade laisse alors toute sa chance à la médecine purement technologique. Cette dernière évacue toutes les situations pathologiques pour lesquelles elle n’est pas en mesure d’apporter son expertise technique et son traitement.
Des conséquences dramatiques
Les conséquences du triomphe de la médecine technologique sont nombreuses. Elles sont financières, humaines et paradoxalement scientifiques.
Financières d’abord, car à la disparition de la main, de l’oreille et de l’œil du médecin se substitue désormais l’acte technique qui a un coût parfois démesuré par rapport à la valeur de son expertise. La moindre douleur abdominale appelle en urgence une échographie « pour voir » ; le plus petit mal de tête, un scanner. La répétition de ces actes décuple la dépense au nom d’un « on ne sait jamais… ».
Humaines ensuite, car la technologie peine à appréhender l’ensemble du corps, à des années-lumière de la conception holistique de la personne si bien défendue par Paul Ricœur. Peu à peu, le corps devient une mosaïque d’organes dont la réalité ne finit par dépendre que de leur image et leur quantification.
Scientifiques enfin, paradoxalement, car la science finit par ignorer ce que les instruments ne révèlent pas. D’où le manque de recherche dans le domaine de ce que l’on nomme les troubles fonctionnels. Il est étrange, par exemple, que la science ait mis autant de temps à s’intéresser à ce que l’on appelle le « Covid long » parce qu’elle n’avait pas de traduction biologique ou d’imagerie, alors qu’il s’agit d’une réalité morbide particulièrement pénible pour ceux qui en sont atteints.
Ainsi, la médecine a changé pour le meilleur car effectivement des pathologies inconnues ou graves jusqu’ici sont aujourd’hui traitées rapidement avec une efficacité remarquable, mais aussi pour le pire parce qu’elle finit par abandonner ce qui était sa tradition, c’est-à-dire l’écoute, l’examen, la réassurance. En un mot, l’acte de soins le plus élémentaire.