Tout d’abord, pourriez-vous présenter le projet V.I.E et sa genèse ?
Les Voix d’un Islam éclairé est un mouvement pour un islam spirituel et progressiste.
Trois termes sont ici importants : « éclairé », qui se définit par l’opposition à toute forme d’obscurantisme, avec dans le même temps la volonté de laisser une définition assez large afin de pouvoir inclure différentes visions de l’islam ; « spirituel », terme par lequel nous entendons le fait d’envisager l’islam comme un chemin de transformation intérieure, une quête de sens qui vise à nous relier à Dieu, aux autres mais aussi à nous-mêmes ; enfin, par l’utilisation du terme « progressiste », nous voulons mettre en exergue les progrès sociaux qui ont été apporté par la révélation coranique, tel que l’incitation à affranchir les esclaves ou le fait de donner des droits aux femmes. Nous considérons que ce progrès social ne doit pas être figé dans son contexte propre, mais qu’il faut au contraire le poursuivre aujourd’hui à l’aune de notre nouveau contexte. Cela suppose donc d’adapter un certain nombre de prescriptions sociales.
C’est un mouvement qui a quatre objectifs : tout d’abord proposer un discours alternatif sur l’islam, par des publications, les sermons faits à la mosquée, etc. Puis, être présent sur les réseaux sociaux pour générer des débats sur l’islam. Être également présent dans les médias, comme un nouvel interlocuteur de l’islam, afin de montrer que les musulmans progressistes ne sont pas si minoritaires que ça. Enfin avoir un lieu de culte qui puisse accueillir ceux qui partagent notre vision de l’islam. C’est ce que nous avons fait avec la mosquée Simorgh, qui existe depuis un an maintenant.
La genèse de ce mouvement est en fait la réponse à une demande. J’avais créé en 2013 un groupe Facebook en lien avec le philosophe Abdennour Bidar[1], groupe dont le but était de donner une visibilité au contenu des émissions sur l’Islam qu’il allait diffuser sur France Inter, et de créer des débats autour des contenus de ces émissions. A la fin de ce cycle d’émission, les échanges sur ce groupe se sont poursuivis autour des travaux d’Abdennour Bidar, et c’est dans ce cadre que j’ai rencontré Eva Janadin. Celle-ci avait créé en parallèle l’Association pour la renaissance de l’islam mutazilite (ARIM), qui organisait des rendez-vous mensuels d’échanges[2]. Ces deux groupes ont évolué en parallèle, et la demande d’ouverture d’un lieu de culte s’est vite fait sentir en leur sein. En effet, un certain nombre de personnes sur ces groupes ne fréquentait souvent plus les mosquées traditionnelles, parce qu’elles ne s’y retrouvaient pas : la séparation des hommes et des femmes pour la prière, certaines mosquées sans lieu du tout pour les femmes, des prêches décevants, etc.
C’est finalement l’organisation d’un évènement qui a été le déclencheur final. En avril 2018, nous organisions avec Eva et Abdennour Bidar une journée d’étude et de dialogue sur le thème : « Repenser sa vie spirituelle avec l’islam. Quelles pratiques pour notre temps ? ». Il s’agissait de réfléchir sur l’adaptation des pratiques religieuses, sujet très peu abordé par les Réformateurs de l’islam, qui pourtant ont été très loin dans leurs réflexions sur d’autres points. Même pour eux, les pratiques étaient un intouchable, un pilier dont on ne pouvait interroger le pourquoi mais qu’il fallait simplement exécuter. Eva et moi avons toujours vécu notre religion en nous appropriant et en adaptant quand c’était nécessaire certains aspects pratiques religieuses. La réflexion sur cette question n’était donc pas simplement théorique mais incarnée dans notre quotidien, et il nous a semblé nécessaire de proposer cette journée d’étude, car nous savions que d’autres étaient dans le même cheminement que nous. Nous voulions libérer la parole quant aux pratiques religieuses, et cette journée a été un succès. De là, la question d’un lieu de culte a de nouveau surgi, afin que cette appropriation des pratiques ne soit plus seulement une démarche individuelle et solitaire. Tout était réuni pour que nous nous lancions, et l’association VIE a été créé suite à cet évènement en 2018, avec comme aboutissement espéré d’ouvrir une mosquée. Nous avons communiqué afin de faire connaître notre projet et lui donner une visibilité, notamment grâce à l’éditeur FondaPol qui nous a publié en février 2019[3], et nous avons récolté les fonds nécessaires à l’ouverture de la mosquée, qui a eu lieu en septembre 2019.
Le Simorgh est un oiseau de la mythologie perse, utilisé par de nombreux soufis pour symboliser la conscience divine, l’Esprit Saint. En choisissant ce nom pour notre mosquée, nous avons voulu montrer notre attachement au cheminement spirituel qui est offert par l’islam pour réaliser l’unicité divine. En effet, ce Simorgh représente le divin mais aussi la quête à mener pour accéder à Dieu.
Ce nom montre également notre attachement à la multiplicité des figures de références, puisque nous nous référons à plusieurs courants de l’islam et nous inspirons aussi bien du soufisme que du mutazilisme ou d’autres courants. Cette figure mythique du Simorgh a été utilisée par de nombreux auteurs musulmans, tant chez Sohrawardi qu’Attar ou encore Avicenne[4].
Enfin, par ce choix, nous souhaitons souligner l’importance de l’entraide collective. Le Simorgh est mis en scène dans la Conférence des oiseaux d’Attar, où il représente ce Dieu que l’on doit chercher en soi. Le texte raconte le voyage initiatique d’un groupe d’oiseaux qui partent à la recherche du Simorgh et arrivent au bout de leur quête, ensemble. C’est une manière pour nous de souligner que la collectivité est très importante pour le cheminement spirituel. Notre mosquée ajoute par exemple un temps d’échange après la prière, au sujet du sermon, l’idée étant que chacun puisse donner son avis et partager sur la thématique qui a été abordée.
Pour le moment, nous officions au sein de la mosquée une fois par mois, le vendredi en fin de journée pour permettre à ceux qui travaillent d’y assister. Nous avons cependant augmenté la fréquence des offices durant le confinement, via visioconférence, notamment du fait du ramadan. Le déroulement d’un office est classique : appel à la prière, temps du sermon, prière rituelle dirigée par l’imam.e et ce temps d’échange évoqué plus haut, pour terminer par un temps de zikr, le chapelet pratiqué principalement dans les milieux soufis, et peu présente dans l’Islam traditionnel. Notre volonté est de démocratiser cette pratique, qui a toute sa place dans le Coran.
Votre mouvement se base sur quatre principes. Le premier, l’égalité entre les individus, fait que la mosquée Simorgh est une mosquée mixte, sans aucune différentiation entre les femmes et les hommes. Cela implique à la fois que les prières sont mixtes, mais également que les femmes peuvent être imames et diriger la prière. Comment cela est-il vécu ?
La mixité est très bien vécue, puisque les personnes qui viennent savent que ce principe fait partie de la mosquée et l’acceptent en y venant. Chacun se place où il le souhaite, hommes et femmes sont mélangés, même s’il est toujours possible de se mettre au fond pour une femme qui serait gênée. Nous n’avons jamais eu de retour négatif de la part des personnes qui viennent assister à nos offices. C’est un de nos principes fondamentaux et la mosquée n’est ouverte qu’à celles et ceux à qui ça ne pose pas de problème. Ceux qui seraient gênés par ça peuvent aller dans d’autres mosquées, l’offre étant suffisamment vaste ailleurs pour que chacun trouve sa place.
Les critiques que nous recevons sur ce point viennent, de fait, uniquement de personnes qui n’assistent pas aux offices au sein de notre mosquée.
Cette égalité entre les individus est également une égalité entre l’imam.e et les fidèles. Dans votre manifeste, vous employez même le terme de « sacerdoce universel »[5], très présent dans la théologie protestante. En protestantisme, cela implique que le pasteur à une fonction de service de la communauté et n’est pas mis à part, il n’est pas ordonné au sens catholique du terme. Qu’en est-il de l’imam.e au sein de la mosquée Simorgh ?
La fonction d’imam rejoint effectivement plus celle du pasteur que celle du prêtre, puisque l’imam n’est pas ordonné. Mais elle s’écarte toutefois des deux figures chrétiennes dans la mesure où elle n’est ni un diplôme ou une qualification. L’imamat est une fonction, celle de la personne qui dirige la prière, et uniquement cela. Au départ, ce n’est même pas la personne qui fait le prêche, ce qui fait que n’importe quel musulman peut avoir cette fonction, à condition qu’il sache faire la prière.
Traditionnellement, le fait de prêcher s’est ajouté à la fonction première de l’imam. Cela suppose des connaissances théologiques, et c’est pourquoi il existe, dans le milieu sunnite, des formations théologiques pour les imams. Mais cela reste une fonction : quelqu’un qui possède le diplôme pour exercer en tant que prêcheur n’est pas imam, il est théologien ; il n’est imam que dans la mesure où il officie. Le théologien est celui qui va produire un discours sur Dieu, qui écrit, qui produit du contenu alors que l’imam dirige la prière. Par extension, les imams sont en grande partie théologiens, puisqu’ils assurent à la fois la direction de la prière et le prêche.
L’imam administre également les bénédictions religieuses et dirige les cérémonies d’enterrement ou de conversion à l’islam, mais ce sont des fonctions annexes. La fonction première est bien de diriger une prière collective et publique.
L’imam est donc au service de sa communauté, bien que la tendance de certaines communautés soit de renverser les choses et de faire de l’imam un savant dont l’avis ferait autorité. Notre mosquée envisage l’avis de l’imam pour ce qu’il est, un simple avis, et c’est pour cela que nous rajoutons ce temps d’échanges après la prière, dans la mesure où notre avis, en tant qu’imame, est critiquable et les gens peuvent être en désaccord et apporter des arguments contraires.
[1] Abdennour Bidar est un philosophe, auteur de nombreux ouvrages sur l’islam, parmi lesquels Un islam pour notre temps, Paris, Seuil, 2004 ; Self Islam : Histoire d’un islam personnel, Paris, Albin Michel, 2006 ; L’islam sans soumission : pour un existentialisme musulman, Paris, Albin Michel, 2008 ; Lettre ouverte au monde musulman, Paris, Les liens qui libèrent, 2016 ; L’islam spirituel de Mohammed Iqbal, Paris, Albin Michel, 2017. Il est également membre de l’Observatoire de la laïcité depuis 2013 et membre du Comité consultatif national d’éthique depuis 2016. Site officiel http://abdennourbidar.fr
Lien du groupe Facebook : https://www.facebook.com/groups/738833172825069
[2] Association fondée par Faker Korchane et Eva Janadin en 2017, qui a pour but de présenter l’héritage du mouvement mutazilite et de l’adapter à notre contexte actuel. Site officiel de l’ARIM http://mutazilisme.fr
[3] Le manifeste Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste, publié par la Fondation pour l’innovation Politique est accessible en ligne à cette adresse http://www.fondapol.org/etude/une-mosquee-mixte-pour-un-islam-spirituel-et-progressiste/
[4] Le Simorgh apparait tout d’abord dans la mythologie perse, dans le Shāhnāmeh (Livre des rois) de Ferduwsi et est repris notamment par Farid al-Din ‘Attār dans La conférence des oiseaux (Manṭiq al-Ṭayyr), ou encore le philosophe Ibn Sīnā (Avicenne) dans la Risālat al-Ṭayyr (Récit de l’oiseau). On trouve une traduction du texte de ‘Attar par Leili Anvar sous le titre Le Cantique des oiseaux, Paris, Editions Diane de Sellier, 2014. Pour le texte d’Avicenne, on pourra se reporter à la traduction d’Henri Corbin dans Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Verdier, 1999.
[5] JANADIN Eva et MONSINAY Anne-Sophie, Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste, Paris, Fondation pour l’innovation politique, 2019, p. 28.