À l’ère des autoroutes de l’information, l’injonction d’être connecté est partout présente. Elle s’impose comme une nécessité. Chacun doit être « initié » afin de rester connecté, car il n’est plus aucune démarche, entreprise et plus encore qui ne puisse être réalisée via Internet, dont la méconnaissance crée une nouvelle catégorie « d’analphabètes numériques ».

Si beaucoup d’adultes ont du mal à s’initier, les plus jeunes constituent une génération numérique naturelle, avec toutefois des risques de mésusages et d’addictions. En effet, nous assistons à un véritable changement de paradigme dans la communication humaine, dont une des dimensions peut être assimilée à une métaphore de l’initiation au sens anthropologique. Jadis, cette initiation consistait à faire subir une série d’épreuves au cours desquelles l’impétrant passait d’une catégorie sociale à une autre (Houseman, 2002). Il changeait d’identité ou, plus exactement, de « nature ». Les rituels d’initiation utilisaient la frayeur, la douleur physique, la douleur psychique, le jeu avec la mort du sujet, les inductions paradoxales, l’absurdité logique. Ainsi, pour modifier la « substance » de l’adolescent, il s’agissait moins de mimer une nouvelle naissance, que d’utiliser un traumatisme permettant cette mutation.

Or, si jadis l’implication de la famille était importante dans l’initiation, elle en est aujourd’hui exclue. Il en ressort, d’une part, un renforcement de l’isolement que vivent les plus jeunes, et, d’autre part, l’incapacité du réseau familial à venir soutenir et étayer le réseau professionnel quand une assistance et/ ou des soins deviennent nécessaires. Et, pour compléter la compréhension des processus de construction du sens d’une conduite, il faut rappeler que cette construction est indissociable d’une action d’ajustement.

Ainsi, en ce qui concerne l’apprentissage des technologies numériques, nous devons nous poser trois questions fondamentales :

1/ De quoi un enfant a-t-il besoin pour se développer harmonieusement et se nourrir de l’école ainsi que du monde qui l’entoure ? Un enfant qui, a priori, se porte bien, mais ne parvient pas à apprendre, ne se sentira pas bien, et ne se développera pas bien.

2/ Que faut-il pour qu’un enfant puisse se nourrir des outils technologiques comme de l’école ?

3/ Comment et pourquoi certains enfants ne parviennent-ils pas à prendre du plaisir à apprendre, à parler, à construire une relation avec les adultes qui permette la transmission de savoirs et la création d’autres possibles, et tombent dans une addiction ?

Rapportées aux technologies numériques, les questions devront déboucher sur d’autres. Que manque-t-il à l’enfant pour se sentir bien et bien apprendre : un « tuteur » qui permette l’initiation et l’ajustement ? un « passeur » qui ouvre la voie du plaisir en encadrant l’accès à l’outil, quitte à porter la responsabilité d’une douleur que constituerait la frustration (interdictions, étapes…) ?

La place du virtuel est telle que nous sommes amenés à nous demander si son usage par les jeunes d’aujourd’hui ne vient pas en effet signer une souffrance interne qu’ils tentent en vain de soigner, et que nous devrons absolument prendre en compte, pour tenter d’orienter l’usage de ces outils vers l’ouverture et l’enrichissement, plutôt que vers la solitude, et la souffrance à terme…

Taïeb Ferradji, chef du service de pédopsychiatrie à l’hôpital Charcot (Yvelines)