Deux grandes données sociales contribuent ces vingt dernières années à une transformation profonde du statut du corps dans nos sociétés contemporaines : l’individualisation grandissante du lien social et le triomphe du paradigme informationnel dans maints domaines scientifiques, dont ceux qui touchent au corps humain.
L’individualisation du lien social
L’individualisation du sens est liée à la croissance de l’individualisme libéral et aboutit couramment à une volonté de singulariser son corps en allant au plus proche de son désir : se construire un corps à soi, pour soi, unique dans sa forme, son apparence et ses performances à travers mille outils qui connaissent un engouement social considérable : tatouages, cosmétiques, chirurgie ou dermatologie esthétique, régime alimentaire, etc. Une formidable marchandisation du corps accompagne ce processus. Nos sociétés connaissent aujourd’hui une inflation des pratiques et des discours autour d’un corps devenu matière première de la fabrique de soi. Volonté d’autogénération qui se traduit souvent dans le langage ordinaire par la fière affirmation d’un corps réapproprié. Sans un travail sur soi, le corps est indigne, il ne porte pas encore le sceau de son individualisation. La mondialisation ajoute sa dimension propre en multipliant les modèles et en alimentant le métissage des représentations ou des pratiques, ou leur extension hors de leurs lieux d’origine.
Le paradigme informationnel
Autre matrice de transformation du statut du corps issu de la cybernétique, le paradigme informationnel exerce un empire sur les pratiques scientifiques qui impliquent le corps humain. Toute forme vivante tend désormais à être perçue comme un agrégat d’informations. Le monde animé se transforme en message déjà déchiffré ou en attente de l’être. L’information vide les vivants ou les objets de leur substance propre, de leur valeur et de leur sens afin de les rendre comparables. L’infinie complexité du monde se résout en un modèle unique de comparaison qui met sur le même plan des réalités différentes en liquidant leur statut ontologique. Avec le triomphe du paradigme informationnel, le monde n’est plus qu’un message que l’ordinateur retranscrit ou projette à l’extérieur.
Si la recherche scientifique se poursuit avec plus ou moins de discrétion et de prudence, l’imaginaire social brode et alimente des fantasmes de contrôle génétique, de fabrique d’immortalité, de cyborgisation de l’humain, de téléchargement de l’« esprit » sur le Net ou une machine. Un imaginaire du post-humain s’est mis en branle. Au-delà des prothèses médicales à visée réparatrice, d’autres corps apparaissent : corps « améliorés » par l’ajout de périphériques – puces électroniques ou molécules – autorisant ou accroissant les performances de l’individu. Les démarches visent à « améliorer », à maximiser ses performances. La technique devient religiosité, techno-prophétisme, voie de salut pour délivrer l’humain de ses anciennes limites devenues pesanteurs. Exigence d’une liberté que plus rien ne borne sinon le désir, et surtout pas la responsabilité.
Part maudite en voie de rectification par les techno-sciences ou planche de salut se substituant à l’âme dans une société laïcisée où le bricolage de l’apparence est un souci permanent, la même rupture est présente qui met l’individu en position d’extériorité, de témoin, en quelque sorte, en face de son propre corps. Toutes ces démarches convergent vers une autonomisation du corps pour le meilleur ou pour le pire ; il est simultanément lieu de salut ou de haine, supprimé comme un fossile ou corrigé comme un brouillon malencontreux.