Depuis le temps que l’on y est, on a l’impression de voir à peu-près ce qu’est la modernité. On voit moins ce que signifient des concepts plus récents comme la post-modernité et l’ultramodernité (dont vous défendez l’utilisation). Pourriez-vous nous les expliquer et nous dire en quoi ce dernier vous semble le plus pertinent pour qualifier l’époque actuelle ?
Jean-Paul Willaime : Pour bien comprendre pourquoi j’ai choisi de parler d’ultramodernité, il est nécessaire de rappeler qu’en sociologie, on identifie la première modernité à travers les effets cumulés des quatre processus suivants : la rationalisation, l’individualisation, la pluralisation et la différenciation des sphères d’activité et des institutions qui les portent. Cette première modernité issue des Lumières dans l’ordre philosophique, de la Révolution française dans l’ordre politique, des révolutions scientifiques et de leurs applications techniques (notamment dans le domaine de la santé), de la révolution industrielle dans l’ordre économique, de la révolution urbaine dans le domaine de l’habitat, se traduisit pour les individus par une émancipation mais aussi par une disciplinarisation. Le point que je veux souligner ici est que si cette première modernité s’identifia à la critique des normes héritées, elle le fit en promouvant de nouvelles normes, en érigeant un nouveau système normatif. Autrement dit, la modernité, c’est l’émergence d’une nouvel ordre social au nom du progrès.
La modernité ne fut pas seulement la mise à distance des traditions, le questionnement de l’ordre ancien des choses par l’activation de la réflexivité critique, ce fut également un projet qui, au nom du progrès, se voulut civilisateur et qui, de fait, fut aussi colonisateur. La modernité ne fut pas seulement l’affirmation des droits de l’individu, l’émancipation des individus des […]