Le noyau de ce texte est un exposé donné au Forum de Regardsprotestants par Olivier Abel, professeur de philosophie à l’Institut protestant de théologie. Il a été l’objet de discussion pendant deux séances, d’échanges de vue entretemps et depuis, et d’une relecture attentive par Séverine Daudé, qui a été journaliste à Réforme, puis productrice de l’émission Présence Protestante (France 2). Après le Prologue, qui tente de formuler de quoi nous parlons et à partir d’où nous parlons, le texte se compose de trois volets, disposés pour ouvrir le débat : I/ des éléments d’observation, de constat, d’analyse de la situation ; II/ une réflexion plus biblique, plus théologique, et prenant appui sur la tradition protestante ; III/ la proposition de quelques règles pour mieux partager la parole et la responsabilité du langage public. En guise de conclusion ou synthèse, une « Charte pour une parole publique crédible » en reprend les grands axes.
Une parole fiable dans l’espace public : à quelles conditions ? Éléments de réflexion
Prologue
1. Jadis nos sociétés étaient sans doute trop crédules. Aujourd’hui, elles se défont par manque de confiance et discrédit mutuel. Ce qui nous manque, lorsqu’il nous prend de vouloir vivre en humains, c’est une parole qui respecte la parole, qui donne confiance à la parole. Toute parole est en attente de crédit, toute personne qui s’exprime présuppose une confiance dans sa propre parole comme dans la parole d’autrui, et finalement une confiance dans cette « institution des institutions » qu’est le langage. Sans cette confiance au langage, nos sociétés s’effondrent. Or c’est ici le cœur de métier et d’inquiétude des religions : parce que la foi peut être comprise comme une question de fiabilité et de crédibilité, parce que la fanatisation de la parole, tout comme sa dérision, sont des pathologies qui nous concernent. Notre pari est qu’il appartient aux traditions religieuses, entendues dans un sens large, d’aider parmi d’autres à penser, à vivre, à instituer la fiabilité du langage, le crédit que nous accordons à la parole des autres et les règles minimales qui autorisent la conversation.
2. Pour notre part, nous le ferons à partir de la gratitude qui seule fonde notre responsabilité. Nous le ferons à partir de la conviction que toute existence humaine est une grâce à célébrer, qu’il n’en est pas une qui soit superflue. Et qu’ainsi toute « politique » – religieuse, sociétale, économique – trouve sa dignité à servir jusqu’à la plus pauvre ou la plus faible d’entre elles. Rien n’est notre mérite ni notre dû. Prendre notre monde comme un don, c’est aussi l’idée, présente au cœur des Évangiles, que le hasard des naissances et des rôles pourrait être redistribué et qu’il faut sans cesse redonner à chacun la chance de recommencer. Nous le ferons aussi à partir du sentiment que nous ne pouvons célébrer cette gratitude qu’ensemble, par la diversité même de nos manières de rendre grâce. C’est d’ailleurs l’esprit des Écritures bibliques que d’avoir su canoniser ensemble, c’est-à-dire réunir en un « corpus », des traditions et textes apparemment incompatibles, obligeant la communauté à les réinterpréter ensemble. C’est également un geste fondateur de l’idéal politique qui anime ce que l’on appelle « démocratie », bien autant que le furent les réformes d’Athènes à l’âge classique. […]