Au nom d’une hospitalité radicale
Les migrations humaines sont un phénomène universel. La multiplication et la complexification des motifs qui poussent à l’exil en font un défi largement devant nous.
La répétition engendre l’exaspération, qui nourrit à son tour l’illusion. Il est si souvent question des migrations, à tort et à travers, que s’installe inévitablement l’impression d’un sujet rabâché, protéiforme, inextricable. La tentation de l’ultra-solution devient alors forte, de l’option No Border à celle de l’immigration zéro : une bonne fois pour toutes, qu’une volonté politique enfin audacieuse nous débarrasse de ce problème !
Nous pouvons sans grand risque faire le pari que la campagne électorale dans laquelle la France est engagée continuera de voir fleurir ce genre de simplismes. C’est l’une des raisons, outre les drames qui se déroulent en Méditerranée et autour d’elle, pour lesquelles Ressources a choisi d’évoquer cet automne avec ce numéro 4 : Routes exils, chemins d’hospitalité en lien et en écho au dossier récemment publié dans la presse régionale protestante : Déracinés, et à la suite de la manifestation publique décidée par le Synode national : Exilés : l’accueil d’abord !
Car il suffit de quitter un instant les tréteaux électoraux et les propos convenus pour être persuadé que ces simplismes relèvent de l’illusion dangereuse. Les migrations humaines sont un phénomène universel. La multiplication et la complexification des motifs qui poussent à l’exil en font un défi largement devant nous. Les migrations ne sont pas une « crise » qui se « règle » avant de passer à autre chose, mais une réalité, permanente et évolutive, avec laquelle il faut intimement et collectivement vivre.
Sans doute l’effort de lucidité est-il donc ici premier. Oui, les migrations entraînent avec elles des difficultés qui peuvent être considérables et durables. Pour celles et ceux, d’abord, qui font le choix de s’expatrier afin de réaliser leurs ambitions ou, dramatiquement, qui sont contraints de s’exiler pour sauver leur vie ou leur dignité. Pour les pays qui voient partir ou qui chassent tant d’êtres humains qui leur seraient autant de ressources. Pour les habitants des pays qui voient transiter ou arriver ces voyageurs parfois totalement démunis, et qui s’interrogent avec angoisse sur leurs capacités limitées et leur chancelant désir d’accueil. Les migrations révèlent en outre nos contradictions : l’écart entre les principes humanistes affichés et la réalité du traitement le plus souvent réservé aux migrants, les égoïsmes nationaux y compris au sein de l’Union européenne, la collusion de fait entre les Etats qui laissent tant d’exilés en déshérence et les mafias qui en profitent et prolifèrent, etc.
Mais la lucidité n’est pas nécessairement pessimiste. L’exil, quelle qu’en soit la forme et le motif, est aussi une voie de recommencement. Les diasporas sont des soutiens pour ceux qui sont restés au pays et elles peuvent jouer un rôle appréciable dans le renversement d’un régime sanguinaire. L’immigration apporte avec elle des richesses culturelles et même, à terme, économiques, comme le montrent tant d’études dans ce domaine – par exemple celles de l’OCDE qui n’est pas précisément une organisation utopiste. Les migrations nous interrogent sur nos choix personnels et collectifs, nos cohérences, notre capacité au renouvellement, nos peurs et nos fragilités.
C’est pourquoi l’indispensable lucidité ne devient féconde qu’articulée à des convictions. Les chrétiens lecteurs des Ecritures bibliques, particulièrement les protestants français de par leur histoire, sont dans leur élément quand on parle exode, exil, étranger ou refuge. Ces mots évoquent les événements fondateurs de la foi, l’expérience personnelle et collective du peuple pèlerin, la condition chrétienne dans sa liberté et son service. Ce numéro éclaire les convictions qui nous animent, sous des angles biblique, théologique, synodal.
La foi chrétienne peut être comprise comme une hospitalité radicale. Dieu, père prodigue, accueille sans condition, bouleversé de joie et bras ouverts (Luc 15.11 ss.). Et en son fils, il se tient sur notre seuil, à notre porte, sollicitant inlassablement sa place à notre table (Apocalypse 3.20). Il est l’hôte accueillant et l’hôte accueilli. Et le salut est précisément le passage de ces frontières, évoquées par l’épître aux Ephésiens, que sont le désespoir, la relégation, la haine, la séparation, l’étrangeté, l’errance… (Eph 2.12 ss.). Appelés à être témoins auprès de tous d’une hospitalité vitale, nous en sommes d’abord les bénéficiaires.
Sans doute, est-ce là notre première responsabilité de chrétiens. Cesser de détourner les yeux et, dans l’action de grâce, nous reconnaître vivants non pas en vertu de nos qualités ou de nos engagements, mais par la grâce d’un autre venu jusqu’à nous.
C’est ce à quoi invite, avec un éclat si paradoxal, la parabole dite du bon Samaritain (Luc 10.25 ss.). Elle désigne à l’interlocuteur de Jésus, et par lui au lecteur que je suis, cette figure de l’étranger impur d’abord comme celui qui s’approche de moi pour me rétablir. Sans lui, je resterais inerte au bord du chemin, comme mort. Le prochain, tout particulièrement celui qu’il conviendrait de tenir à distance à cause de son inquiétante étrangeté, est la chance de ma vie.
Alors oui, il devient non seulement possible mais en quelque sorte d’une réciprocité qui coule de source de s’essayer à « aller et faire de même », comme y invite Jésus en conclusion. Mais pas sans ce détour préalable, donc, et toujours à refaire, qui nous fait récepteurs et non pas auteurs de notre vie, et qui ainsi nous libère du légalisme.
Dès lors, tout devient possible, avec la persévérance, libre et humble, de celles et ceux qui se savent délivrés de toute obligation de résultat. Au milieu des vociférations qui prétendent avoir réponse à tout, faire entendre la voix évangélique, même si c’est une voix de fin silence (1 R 19.12). A distance du sentiment d’impuissance qui paralyse, agir, certes modestement et jamais seuls, par le partage d’un repas, l’accueil d’une famille, l’accompagnement dans l’apprentissage du français, l’aide aux démarches administratives… Parler, agir. Et rencontrer.
Une responsabilité lucide
Les exilés qui cherchent à nous rejoindre, et parfois y parviennent, méritent mieux que nos peurs : notre lucidité. Mieux que nos slogans : nos convictions. Mieux que notre pitié : notre responsabilité.
- Lucidité : les frontières, de toute nature, sont indispensables à la vie ; mais elles ne jouent leur rôle que si elles sont poreuses.
- Conviction : Dieu avec nous passe et repasse les frontières qui nous séparent de lui, de nous-mêmes, de notre frère et notre sœur, de notre prochain.
- Responsabilité : répondre de la foi que nous avons reçue et qui nous tient vivants, ce n’est pas seulement penser, parler, agir, c’est d’abord être rencontré et rencontrer.
C’est dans la rencontre que l’Eglise naît et qu’elle se tient. Et pour l’exilé en marche, la rencontre est sans doute le premier des asiles.