Dans l’immense bouleversement que nous vivons aujourd’hui, rien n’est plus donné comme une évidence mais tout est à réinventer, à ajuster chaque jour. Temps de recherche, d’ajustement, mais aussi temps pour creuser le sens, pour se poser des questions fondamentales sur notre relation aux autres, sur nos limites, sur la fraternité… Questions que nous vous partageons ici, à travers la chronique de quelques semaines de la vie des aumôneries de la Fondation Diaconesses de Reuilly.
Les aumôniers, qui accompagnent dans leur vie de foi et leur spiritualité les personnes accueillies en EHPAD, en soins de suite, en unité de long séjour, en service de médecine, d’oncologie, en unité de soins palliatifs ont dû inventer jour après jour de nouvelles façons de « faire aumônerie », improviser au fil des événements qui se sont succédé très rapidement ces dernières semaines.
Que faire pour bien faire ? La question s’est posée à nous dès le début de l’épidémie. Comment être présent dans les établissements sans faire courir de risque aux personnes fragiles que nous visitions ? Nous pouvons être à la fois une aide et un danger ! Et pouvions-nous faire porter à nos familles le risque que nous acceptions pour nous-mêmes ?
Notre responsabilité était convoquée. Les orientations reçues à cette période allaient plutôt dans le sens d’un retrait prudent. Pourtant, dans les moments de perte de sens, de grande solitude, de souffrance, les aumôniers ne sont-ils pas plus que jamais à leur place ?
Après un temps de discernement, tous ceux qui étaient en capacité d’exercer leur ministère décidèrent de rester présents dans leur lieu de mission, avec toutes les précautions sanitaires nécessaires. Ceux qui ne purent intervenir, en raison d’une situation de fragilité personnelle ou parce qu’ils avaient été en contact avec une personne contagieuse portèrent dans leur cœur, dans leurs prières, jour après jour, les personnes malades, les soignants, le personnel administratif, en lien avec les bénévoles de leur équipe qui n’étaient plus autorisées à intervenir. Ce fut l’occasion de se rappeler combien c’est une grande et belle tâche que de prier, au quotidien, avec fidélité. Pour que nul ne soit jamais seul.
Puis le mot tomba : confinement. Une nouveauté absolue pour les gens de notre génération, un mot qui vint questionner nos libertés, nos aspirations, mais une décision qui s’imposa pour des raisons tout simplement vitales, et que les aumôniers respectèrent scrupuleusement. Mais le coup fut rude ! Le matin au chevet d’un résident dans un EHPAD, le soir confronté au confinement de l’établissement : la situation avait de quoi déstabiliser l’aumônier le plus avisé ! Et comment imaginer d’accompagner une personne en étant privé de tout ce qui fait la chaleur d’une rencontre : le sourire, le regard, la main qui caresse doucement ?
Comment vivre la fraternité tout en restant à distance ?
La question qui nous habitait changea alors, il ne s’agissait plus de se demander « Faut-il continuer à se rendre dans les établissements ? mais « Comment agir à distance ? ». Ou en d’autres termes : Comment rester à l’écart sans être en repli ? Et au fond, qu’est-ce qui fait l’essence de la relation ? La question fut peu ou prou celle de tous nos compatriotes. Partout fleurirent de nouvelles solidarités dans la société : on prit soin des amis lointains, on se salua dans la rue déserte, on proposa ses services à sa voisine âgée… On partagea des choses simples : une idée pour occuper les enfants, une recette pour faire son pain… La question fut vécue avec une particulière acuité par les aumôniers : comment vivre la fraternité tout en restant à distance ? Les aumôniers durent imaginer de nouvelles formes de présence.
Un moment, ils avaient douté de leur réelle utilité : faisaient-ils partie des professions jugées « indispensables » ? L’avis rendu le 23 mars par le Conseil scientifique Covid 19 présidé par le professeur Delfraissy fut un signal important. Ce rapport rappelait en effet au niveau national et pour tous les cultes l’importance de l’accompagnement spirituel. Alors, l’aumônerie reprit vie : M. fit passer un texte poétique et si beau qu’il circule encore dans tous les établissements, A. rédigea des livrets liturgiques, M. envisagea de distribuer des rameaux, J.-L. partagea ses plus belles prières à ses collègues, D. envoya aux résidents de la maison de retraite une méditation pour le dimanche avec des prières, des photos, un chant pour les rejoindre dans leurs habitudes de culte. On se rendit présent pour répondre à des demandes des établissements, téléphoner à des familles endeuillées, transmettre des prières à des résidents. En l’absence de gestes, on redécouvrit l’importance de la voix : voix qui apaise, voix qui rassure… Quant aux rares aumôniers qui avaient encore la possibilité d’être physiquement présents dans leur établissement, avec toutes les précautions d’usage et pour des visites sur demande, ils le firent avec d’autant plus de cœur. Et de même que certains médecins réservistes arrivés en renfort dans les hôpitaux troquèrent leur stéthoscope contre une seringue pour pallier le manque d’infirmières, de même vit-on des aumôniers accomplir des tâches inhabituelles. P. aida les personnes âgées à utiliser la précieuse tablette qui maintiendrait en lien avec leurs enfants et petits-enfants, A. tint lieu d’animatrice et de psychologue…
Jamais nous ne nous sommes sentis autant en communion les uns avec les autres. Les aumôniers mirent en commun tous les trésors de leur fonds propre, les liens œcuméniques se resserrèrent, les situations lourdes à porter se partagèrent, car ce n’est pas rien d’être confronté à la solitude d’un homme qui ne peut voir son fils avant de mourir, ou de constater le matin que des soignants manquent à l’appel. Les prières s’allongèrent chaque soir.
Partout et de toutes les manières, même les plus humbles, les plus modestes, l’aumônier reste un repère dans ce temps de vide de sens, de bouleversement de nos habitudes sociales, de nos règles de vie. Parce qu’il est porteur d’une Parole immémoriale, qui traverse les âges et relie chacun à la grande fraternité humaine. Parce qu’il est témoin de la promesse venue d’un Autre : « Ne crains pas car je suis avec toi ».