Il y a eu, au fil des humanités, et il y a, selon les divers styles de civilisation qui se partagent le monde habité, de nombreuses manières de jouer la différence des sexes, de la décliner, de l’interpréter.

Autant dire qu’il n’y a pas une identité masculine et une identité féminine en elles-mêmes, « naturelles », et qui préexisteraient en quelque sorte à leur rencontre. Cela ne signifie pas non plus qu’il n’y a pas de différence, et que celle-ci ne serait qu’une construction «  culturelle », malléable à merci selon le marché de nos choix. Cela signifie que cette différence a toujours été interprétée, et que c’est d’une certaine manière parce qu’ils sont ensemble que l’homme et la femme diffèrent. Être différent tout seul n’a simplement pas de sens.

L’actuel trouble dans la différence des genres, lui, est plein de sens, car il nous amène à déconstruire des rôles stéréotypés, et à réinterpréter cette différence de manière critique et créatrice. Et il est vrai que les choses humaines les plus importantes sont réitératives, qu’il faut régulièrement les réinventer. La grande erreur contemporaine, qui frise la bêtise, serait cependant de croire que nous sommes les premiers à le faire, et que, sortant de quelques millénaires d’un judéo-christianisme obscur et patriarcal, nous serions l’aile avancée de l’humanité en marche ! Croire cela, c’est exercer un mépris ignorant à l’égard de tout ce qui nous précède, et c’est aller au-devant de graves déconvenues.

Un certain idéal de chasteté

Le christianisme primitif, déjà, avait été contemporain d’une crise très grave, en apportant avec un certain idéal de chasteté une relative émancipation des femmes et des esclaves par rapport à l’ordre patriarcal romain. Ce sont des choses que Peter Brown et Michel Foucault ont longuement explorées. Le programme paulinien de la chasteté volontaire reste cependant profondément stoïcien. On pourrait même dire à certains égards que l’horizon d’attente d’un Royaume de Dieu où il n’y aura plus ni homme ni femme, et qui prescrit d’avance une sorte de neutralisation de la différence sexuelle, une asexuation quasi angélique, est plus gnostique que biblique. C’est peut-être dans la ligne de ce programme paulinien que, sans le savoir et paradoxalement, notre humanité occidentale avance.

Mais la crise de la Réforme est partie dans une autre direction, en estimant qu’« il n’est pas bon d’être seul » et que le couple est bon et voulu par Dieu : le vœu indissoluble de chasteté, qui n’a rien de biblique, cessait d’être l’idéal, et le mariage n’était plus un pis-aller, mais une pleine réalisation du dessein de Dieu. Mieux, Calvin autorisait le divorce autant à l’initiative des femmes que des hommes : il s’est donc passé là quelque chose d’essentiel à la modernité, et qui a été vécu comme une émancipation, aujourd’hui oubliée. La chasteté, comme la pauvreté, devenait une ascèse intra-mondaine, et non le lieu de monastères à part : sa signification majeure devient la possibilité de se refuser au sexe obligatoire, mais à l’intérieur de la vie de couple ordinaire. Comme le disait Kant, prolongeant Rousseau, l’obligation de jouir est une absurdité.

La symbolique du couple primitif

Bref, nous n’avons cessé de tenter de réinterpréter la symbolique du couple primitif par lequel tout commence, Adam et Ève. Mais il faut observer que d’autres civilisations ont d’autres mythes du commencement, non moins magnifiques. Bien souvent les commencements sont des filiations, sous forme de généalogies. Le texte biblique est très particulier, lui où tout commence par un couple originel. On dira que Dieu est là avant le couple : certes, mais comme Milton l’a montré dans son Paradis perdu (1667), il y a là une sorte de redoublement analogique  : de la même manière que l’homme s’ennuierait dans un jardin nommé1 mais sans la conversation et éventuellement la dispute avec une femme capable de lui résister, Dieu s’ennuierait dans une création mécanique, sans une créature susceptible de lui répondre et de lui désobéir.

Allons même un peu plus loin  : on voit que Noé pour son arche prélève de chaque espèce un mâle et une femelle, et la différence des sexes est ici prise en compte dans son animalité. Les humains n’ont pas un privilège particulier, ils sont comme tous les vivants pris du désir de « persévérer dans l’être », pour reprendre la formule de Spinoza, et ne savent le faire que par la procréation. Mais le Cantique des cantiques ne parle pas d’enfants ni de mariage, c’est le pur chant d’un couple amoureux, où l’un et l’autre s’appellent sans même se trouver. Or, déjà, ce couple amoureux est trouvé si bon que son chant nuptial, métaphoriquement, devient la liturgie des rapports du peuple avec son Dieu. Le plaisir sexuel est métaphorique sur tous les registres, du plus corporel au plus spirituel. Le regard de Dieu n’est pas ailleurs ici que dans la faculté de trouver beau, de rendre beau ce que l’on trouve beau chez un modeste congénère. Le crapaud qui appelle la voix unique de celle qu’il aime est un prince !

Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si Rousseau fait du couple amoureux l’origine du langage humain et le cœur de sa philosophie politique elle-même. Il semble dire : donnez-moi un couple amoureux et je vous refais une société. C’est sans doute très biblique, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Un lien libre, certes, une alliance nouvelle et libératrice. Mais qui dure, pourquoi ? Comment ? Rousseau est peu apprécié des féministes, parce qu’il cherche à comprendre la différence des sexes, mais ce qu’il dit de l’Épouse à l’époux et de l’Époux à l’épouse, dans son Émile, doit nous intriguer (le couple durable est le couple où chacun est intrigué par l’autre) : d’un côté, Émile, tu ne peux pas forcer Sophie, si tu le fais le pacte est rompu, elle ne te reviendra jamais ; de l’autre côté, Sophie, tu ne peux pas te refuser toujours à Émile, si tu le fais le pacte est rompu, il finira tôt ou tard par aller ailleurs. C’est entre ces deux dures limites que le couple doit jouer, et interpréter ensemble ce que c’est que d’être masculin et féminin.

Liberté à deux

Cette « liberté à deux » dont parlait jadis le théologien Roland de Pury, prolongeant son cousin Denis de Rougemont, semble aujourd’hui bien fracassée, et l’on ne sait si le mariage, au sens du mariage moderne (protestant) et non du mariage indissoluble (catholique), a encore un peu d’avenir. On serait tenté de dire oui, car il n’est pas bon d’être seul, même et encore moins par des temps sombres. Mais il est difficile de demeurer ensemble quand les enfants sont partis, d’être à deux dans un monde de flexibilités, de résignation solitaire. C’est pourtant le cœur de la question démocratique elle-même  : comment et pourquoi rester ensemble alors qu’on pourrait partir, se séparer ?

J’y mettrais deux conditions. La première est que l’Occident cesse de mépriser ce qui se fait ailleurs, et de se croire l’aile éclairée de l’humanité. Le couple masculin/ féminin en Occident est certes en pleine réinvention, mais il a aussi à apprendre de toutes les autres humanités passées et présentes. La seconde est la considération pleine de reconnaissance que le couple, sous quelque forme que ce soit, est d’abord seulement un hasard fragile, confirmé par un choix continu, qui est d’abord celui de la conversation quotidienne.

Olivier Abel, professeur de théologie et philosophie à l’Institut protestant de théologie de Montpellier