La réponse du Réformateur permet de mieux comprendre comment « il lie, sans les confondre, l’équité naturelle, la libéralité et l’amour » pour penser une éthique chrétienne de l’argent.

Article publié dans le numéro 2018/1 de Foi&Vie (L’argent : une question de théologie ?).

En 1959, l’ouvrage d’André Biéler (1), publié à l’occasion des 450 ans de la naissance du Réformateur, a marqué une étape importante. Nourrie d’une grande quantité de citations de Calvin, auxquelles peu de personnes avaient accès jusque-là, La pensée économique et sociale de Calvin donnait des arguments pour contrer L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) de Max Weber (1864-1920). Alors que ce dernier croyait pouvoir discerner une affinité élective entre le protestantisme et le capitalisme naissant, Biéler (1914-2006) défend la thèse opposée. Sans nier que «Calvin et le calvinisme ont certainement contribué à rendre beaucoup plus faciles le développement économique et l’essor du capitalisme naissant», il s’empresse d’ajouter que le capitalisme n’a pu se développer sous sa forme historique «qu’à la faveur d’un relâchement de la doctrine et de la morale réformée» (2). Pour dire le fond de sa pensée, Calvin devrait être plutôt reconnu comme «prophète de l’ère industrielle» (3) et comme défenseur d’un «humanisme social»:

«On peut relever la clairvoyance de Calvin discernant que l’ordre de la société ne peut être obtenu que dans un équilibre constant entre la responsabilité économique de la personne et le contrôle de l’État. Après les luttes idéologiques passionnées auxquelles se sont livrés le socialisme et le libéralisme, ne s’achemine-t-on pas presque partout, dans les faits, vers un personnalisme social empirique, se rapprochant beaucoup de l’équilibre préconisé par Calvin?» (4)

À tout prendre, si affinité il y a, ce devrait être plutôt avec le socialisme (5) et l’on ne s’étonnera pas que Michel Rocard lui-même ait préfacé la réédition du maître ouvrage de Biéler en 2008 (6).

Nous n’entrerons pas ici dans la discussion de Biéler avec Weber. Après tout, lorsque Weber fait l’hypothèse que la Réforme aurait supporté le capitalisme naissant, jusqu’au moment où, victorieux, celui-ci aurait conquis son autonomie, il ne cache pas que cette filiation a été involontaire. Weber sait bien que la préoccupation des Réformateurs était religieuse et que leur éthique ne se donnait nullement pour but la prospérité matérielle (7) ou même le progrès (8). Ce qui lierait l’éthique protestante à l’esprit du capitalisme, ne serait qu’une suite de conséquences imprévues et souvent paradoxales, sans rapport avec le projet initial (9).

Nous voudrions simplement reprendre ici l’analyse que Calvin fait du prêt à intérêt, dont Biéler pose qu’elle est l’illustration la plus claire de sa thèse (10). On s’aperçoit alors qu’en voulant par trop actualiser la pensée du Réformateur, Biéler tire le texte dans un sens qui lui est en partie étranger, négligeant certains aspects de l’analyse de Calvin, qui pourraient éclairer la portée d’une éthique protestante de l’argent, jusqu’à aujourd’hui.

La question posée à Calvin

Longtemps, le prêt à intérêt, l’usure comme on l’appelle alors, avait été interdit par l’Église, pour des raisons bibliques (11), mais surtout philosophiques. À la suite d’Aristote, elle estimait que le profit était du vol, l’argent devant simplement fluidifier des échanges fondés sur le troc (12). L’argent ne pouvait pas créer l’argent; il ne faisait pas de petits (13).

Pour Thomas d’Aquin, l’échange doit ainsi strictement respecter la parité de valeur des choses échangées (14). S’il consent qu’un loyer puisse être versé au propriétaire en contrepartie de la jouissance d’une maison ou d’un champ, cette possibilité ne s’applique pas aux biens fongibles ou consommables comme l’est l’argent (15). Dans le cas même où l’intérêt compense un manque à gagner, puisque le prêteur aurait pu obtenir un profit en investissant son argent plutôt qu’en le prêtant, Thomas estime qu’en recevoir un prix (usura) est injuste (16). Cette position sera celle de l’Église catholique jusqu’en 1830 (17).

Une telle analyse bloquait évidemment l’économie en paralysant l’investissement. À l’époque de Calvin, les autorités civiles s’efforcèrent donc d’assouplir les choses et en 1540, par exemple, Charles-Quint reconnaît aux «bons marchands» le droit de prendre un intérêt […]