« Aimez vos ennemis », ce n’est pas « un truc qui marche », mais plutôt une attitude face à la vie, aux autres et à Dieu, qui engage et change notre vision du monde. Il y a, dans le début de l’Évangile de Matthieu, une méditation récurrente qui oppose le fait d’être « fils de Dieu », d’un côté, et le fait d’être en position de donner des ordres, de l’autre. À peine Jésus a-t-il été proclamé Fils, à la suite de son baptême dans le Jourdain1 , que le tentateur lui souffle : « Si tu es le fils de Dieu, ordonne… » Ordonne à la nature, ordonne aux anges et domine les hommes2 . Être « Fils de Dieu », dans ce cas, reviendrait à être le fils du patron, dans une version « enfant gâté ».
Aimer ses ennemis, c’est agir avec générosité
Jésus répond au tentateur, puis il précise, dans le Sermon sur la montagne, ce qu’implique, pour lui, d’être fils de Dieu. « Heureux ceux qui travaillent à la paix, ils seront appelés fils de Dieu3 . » Il invite également ses auditeurs à aimer leurs ennemis, et à prier pour ceux qui les persécutent, afin d’être vraiment les fils de leur Père qui est aux cieux, « car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes4 ». Ainsi, aimer son ennemi, ou élaborer la paix, sont des pratiques qui rejoignent la manière dont Dieu agit dans l’histoire et conduisent, précisément, à renoncer à donner des ordres, à faire plier les autres à notre projet. C’est agir avec générosité, à l’image du soleil et de la pluie, sans savoir comment cette générosité sera reçue.
On ne peut donc pas faire de cet appel à aimer ses ennemis un programme politique dont l’application supposerait des moyens de pression, un contrôle social ou la mobilisation de forces de l’ordre. Il peut, néanmoins, être une source d’inspiration, une voie ouverte.
Poser des balises sur le chemin de l’amour
Avant d’accéder au point ultime vers lequel Jésus nous appelle, il est possible d’identifier, à mi-chemin, des comportements susceptibles d’ouvrir des perspectives dans des situations bloquées. Par exemple, le simple fait d’écouter ses adversaires et de tenter de comprendre leur point de vue peut déverrouiller des situations. Dans les relations ordinaires, tout ce qui est de l’ordre de l’indulgence et de la patience n’est pas nécessairement de la lâcheté. Ce peut être une occasion laissée à l’autre de reconsidérer sa manière d’agir. Faire un geste, oser le premier pas, essayer de sortir d’une hostilité récurrente, sont des choix qui font bouger les lignes. Celui qui est enfermé dans une attitude sécuritaire peut-il accepter de faire un pas de côté et de se rendre un peu plus vulnérable ? Il a quelque chose à y gagner, même s’il ne le perçoit que rarement.
Le lourd héritage de l’histoire de l’Église
Dans l’histoire de l’Église, hélas, leur étiquette de fils de Dieu a souvent donné aux hommes l’illusion d’être porte-parole de Dieu sur terre. Ils se sont crus mandatés pour faire exécuter ses ordres. Ils se sont souvent laissé entraîner par la tentation à laquelle Jésus a toujours résisté, et jusqu’à la croix : user de son titre de fils de Dieu pour faire parler la poudre
Les raccourcis et les solutions à court terme de la violence peuvent séduire. Mais ils mènent à des impasses. Jésus trace une voie qui semble difficile à accepter et à vivre. Pourtant elle vaut la peine de nous y engager pour en découvrir la fécondité et le bonheur évoqués dans les Béatitudes. C’est une voie profondément atypique, mais riche.
Par Frédéric de Coninck, docteur en sociologie
1 Matthieu 3.17.
2 Matthieu 4.3, 6, 8-9.
3 Matthieu 5.9.
4 Matthieu 5.44-45.