Pour comprendre un peu cette histoire complexe, retournons au moment de la naissance des deux frères. Quand Ève accouche de Caïn, elle dit : « J’ai procréé un homme, avec le Seigneur2 . » Elle nomme donc son fils Caïn, ce qui signifie en hébreu « procréer ».
Pour la naissance d’Abel, rien n’est précisé, Ève ne donne pas de sens au nom d’Abel. Le nom Abel signifie « vanité », non pas au sens moral mais au sens métaphysique d’inutilité, d’absurdité. Il signifie aussi « buée » ou « haleine ». Abel peut-il vivre avec ce nom porteur de tant d’inconsistance ? La seule chose qui caractérise la naissance d’Abel, c’est qu’il est frère de Caïn ; comme le disent les psychanalystes, il n’y a pas de programme de désir maternel, Abel, c’est l’enfant « ajouté ».
Caïn éprouve un profond sentiment d’injustice
Leurs activités opposent fortement les deux frères. Abel choisit un travail très symbolique puisqu’il devient berger. Caïn est cultivateur, sédentaire sur la terre que Dieu vient de maudire à cause de son père Adam3 .
L’affaire des offrandes scelle définitivement, de manière dramatique, le destin des deux frères. Sans explication, Dieu rejette l’offrande de Caïn et reçoit celle d’Abel. Dieu ne veut-il pas des produits de ce sol qu’Il considère encore comme souillé ? Le texte précise qu’Abel apporte « les prémices de ses bêtes4 » alors que, pour Caïn, il est simplement fait mention d’« une offrande des fruits de la terre5 ». Y aurait-il une manière de donner, plus déférente, qui plairait à Dieu ?
L’offrande de Caïn est sans doute une demande d’amour adressée à un Autre. On peut gloser à l’infini sur les raisons, il n’en demeure pas moins que Caïn perçoit l’attitude de Dieu comme une injustice manifeste. À la suite de ce camouflet, Caïn est plongé dans un profond désespoir : « Les faces de Caïn tombent6 », si l’on traduit littéralement.
Caïn se laisse dominer par sa propre violence
Dieu n’abandonne pas Caïn ; Il lui demande les raisons de son tourment et essaie de le détourner de sa colère : « Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le7 . » Dieu demande à Caïn d’exercer sa liberté et sa responsabilité et de ne pas se laisser dominer par sa propre violence. Il propose une voie pédagogique, ou thérapeutique, en lui suggérant de surmonter le déplaisir par une activité d’un autre ordre. Entre l’acte et la pensée, un chemin est à parcourir, un espace ouvert.
Caïn ne suit pas cette voie. Il va trouver son frère. Le texte dit qu’il lui parle mais on ne sait pas de quoi. Puis il le tue. Caïn est condamné par Dieu à être « errant et vagabond sur la terre8 ». Sa généalogie s’éteint quatre générations plus tard, avec un nouveau meurtre commis par un de ses descendants nommé Lamek9
Désespérant de la nature humaine, Dieu anéantit l’humanité par le déluge, après quoi Il répand sa mansuétude sur tous les vivants, en dépit de la méchanceté des hommes. Il y met une condition : le sang, symbole de la vie, est considéré comme sacré et en conséquence, déclare Dieu : « À chacun je demanderai compte de la vie de son frère10. »
Ce n’est plus seulement la consanguinité qui définit le lien fraternel. Désormais, la fraternité doit être un projet éthique, culturel et politique.
Par Brice Deymié, pasteur de l’Action chrétienne en Orient à Beyrouth
1 Genèse 4.4-5. 2 Genèse 4.1. 3 Il dit à Adam : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi » (Genèse 3.17). 4 Genèse 4.4. 5 Genèse 4.3. 6 Genèse 4.5. 7 Genèse 4.7. 8 Genèse 4.12. 9 Genèse 4.21. 10 Genèse 9.5.