Par Michaël Devaux, agrégé, docteur en philosophie

Le Seigneur des Anneaux est une « œuvre fondamentalement catholique », disait son auteur, J. R. R. Tolkien, dans une lettre à son ami R. Murray en 1953. Quel est ce fondement ? S’agirait-il de la Bible ? L’œuvre de Tolkien reprend-elle, emprunte-t-elle directement des citations à la Bible ou bien est-elle davantage empreinte d’une atmosphère biblique plus diffuse ?

Lorsqu’on découvre que Tolkien recourt plusieurs fois à l’expression « l’ombre de la mort », comment ne pas penser au livre de Job (qui en concentre la moitié des occurrences bibliques) ? Voilà un emprunt, à la lettre. Si l’on passe du Seigneur des Anneaux à son arrière-plan : le grand projet du « Silmarillion » (racontant la création et les 1er et 2e Âges), on peut voir en 1966 que l’atmosphère de son dernier appendice semble avoir pour argument ce verset du premier livre des Chroniques : « nos jours sur terre passent comme l’ombre, et il n’est point d’espoir » (29.15). Voilà une empreinte, un même esprit. Si l’on peut trouver un certain nombre d’exemples d’emprunts, on se rend vite compte qu’il s’agit plus d’une empreinte. Cela fleure bon le christianisme (on s’y reconnaît), mais pourquoi ? Quelle familiarité Tolkien avait-il de la Bible ?

Traducteur de La Bible de Jérusalem

Notons d’abord que Tolkien collabora à la version anglaise de La Bible de Jérusalem. Le succès de la première édition de la traduction de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem fut tel en 1956, représentant une telle avancée dans le champ catholique, que les Anglais voulurent eux aussi se doter de cet instrument. Le père Alexander Jones rendit public le projet d’une traduction anglaise dès 1956, voulant offrir au public catholique le plus large possible un accès aux acquis de la recherche : de la haute vulgarisation. Jones connaissait surtout Tolkien en tant que spécialiste de vieil anglais, même s’il avait apprécié Le Seigneur des Anneaux (1954-1955). Il contacta Tolkien parmi les tout premiers collaborateurs ayant dans l’idée de lui demander de rédiger une sorte de guide du traducteur pour l’équipe. Jones lui proposa en janvier 1957 de traduire rien de moins que le Pentateuque, ou bien Jonas ! Tolkien passera le test du traducteur avec une traduction d’Ésaïe 1. Finalement, surchargé de travail, il accepta de traduire Jonas. Il rendit son texte en avril 1961 après une correspondance avec Jones où furent discutés des points de traduction, notamment la question des archaïsmes. L’édition anglaise parut en 1966 et sera utilisée dans la liturgie. La traduction de Tolkien revue par Jones fut jugée « vigoureuse », « énergique » et « robuste » (G. O’Collins, Living Vatican II, New York, 2006, p. 76).

Tolkien enseignant : un Don bibliste ?

Jones avait choisi Tolkien en qualité de spécialiste du vieil anglais. Mais quel rapport ? C’est qu’il existe des versions en vieil anglais de la Bible et que Tolkien les a travaillées en tant que professeur d’université à Oxford. Notamment, ont survécu des versions de la Genèse et de l’Exode. Ces paraphrases s’éloignent parfois du texte biblique. Ainsi en lieu et place de Genèse 3.1-7, on trouve 616 vers, où on lit qu’après un concile infernal, un ange déchu est choisi comme émissaire de Satan, pour tenter Adam et Ève : celui-ci aborde initialement… Adam, lequel le repousse ! On comprend que Tolkien ait imaginé des récits de la Chute différents de celle de la Bible. Il a également donné des cours sur la version en vieil anglais de l’Exode (concentrés sur 13.20–14.31). L’exégèse allégorique est directement intégrée dans cette version où le passage de la mer Rouge est clairement identifié au baptême. Tolkien connaissait aussi Patience : la version (plus proche de l’homélie que de la paraphrase cette fois) du livre de Jonas en moyen anglais (XIVe s.).

La Bible en fraude chez Frodo ?

Prenons pour finir un exemple d’emprunt. Dans Le Seigneur des Anneaux, la première réapparition de Gandalf après trois jours de combat contre le Balrog, quand il est passé « hors du temps et de la pensée », mais renvoyé par Eru (Dieu) pour achever la mission contre Sauron, est ainsi décrite : « Tous les regards étaient fixés sur lui. Ses cheveux étaient blancs comme neige au soleil, et sa robe d’un blanc étincelant ; ses yeux, sous des sourcils saillants, brillaient d’un vif éclat, aussi pénétrants qu’un rayon de soleil ; le pouvoir était dans sa main. Entre l’émerveillement, la joie et la crainte, ils restèrent saisis et ne trouvèrent rien à dire. » (Les Deux Tours, trad. D. Lauzon, Paris, Bourgois, 2015, p. 115). Le vocabulaire est le même (blanc comme la neige, la joie et la peur) que l’épisode concernant l’ange roulant la pierre du sépulcre à la résurrection (Matthieu 28.3-4) et celui de la transfiguration quand le visage du Christ devient brillant comme le soleil, et ses vêtements blancs comme neige (Matthieu 17.2).

En somme, Tolkien emprunte ici, et laisse une empreinte plus large là, mais il n’impose surtout pas de lecture allégorique chrétienne avec des correspondances terme à terme (ce qui est le cas de C.S. Lewis dans Narnia où le lion Aslan est le Christ par exemple). La Bible est donc bien présente, mais passe dans ses œuvres comme en fraude, soustraite aux regards non avertis.

 

  • Cet article est issu d’un magazine publié à l’occasion du Mois de la Bible, une action menée chaque année au mois de mars par l’Alliance biblique française pour susciter l’intérêt autour de la Bible. Le thème de l’édition 2022 est : « Quand la Bible inspire les artistes ». Vous pouvez recevoir gratuitement cette revue exclusive de 36 pages en vous rendant dans une librairie chrétienne partenaire ou en téléchargeant sa version numérique sur www.moisdelabible.fr.