Dans le Sermon sur la montagne de l’Évangile de Matthieu, comme dans le Sermon sur la plaine de l’Évangile de Luc, nous voyons de quelle manière Jésus considère la Loi : elle n’est pas un code d’articles que l’on applique avec plus ou moins de zèle. On ne peut pas s’arranger avec la Loi ; elle est totale et exigeante, et s’exerce à chaque moment de notre existence. C’est notre être entier qui est tendu vers son expression. La Loi, c’est la maxime de notre action. Jésus pose le principe d’une nécessaire réciprocité dans notre rapport à l’autre : « Ce que vous voulez que les gens fassent pour vous, faites-le pareillement pour eux. » La Loi doit être entendue ainsi, c’est-à-dire constamment évaluée en fonction de son impact sur l’autre. On retrouve cette règle dans le commandement biblique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » L’impératif moral dans la philosophie pratique de Kant lui fait écho : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme moyen. »

La symétrie totale n’existe pas dans la relation

Dans le discours qui marque son entrée dans la vie publique, Jésus prend trois exemples de symétrie, ou d’asymétrie, dans la relation : deux aveugles ne peuvent se conduire l’un et l’autre, un bon maître est celui qui élève le disciple, et l’on doit se préoccuper de la poutre dans notre œil plutôt que de la paille dans celui du voisin. Ces trois situations montrent que, dans toute relation, une symétrie totale ne peut exister et qu’il faut adapter notre comportement au cas par cas.

L’universalisation d’une règle morale se heurte toujours aux exigences de l’expérience. Pour Jésus, l’autre est ici moins le tout autre, l’autrui généralisé, que le prochain avec qui je suis en relation de proximité. Toute circonstance n’est pas à voir à travers une théorie générale mais à travers la force de l’expérience. L’objectif de Jésus est de poser les conditions pour avancer ensemble, dans un respect réciproque et en complémentarité.

Jésus veut éviter à tout prix que la règle de l’équivalence devienne une maxime utilitaire. Pour sortir de cette interprétation perverse, il y introduit la notion d’amour, d’agapè au sens chrétien, c’est-à-dire une logique d’action qui dépasse le simple échange donner/recevoir. Il cherche à rendre possible une alliance entre justice et amour, entre logique d’équivalence et logique de surabondance.

La logique de surabondance est destructrice de l’ordre juste

Jésus n’hésite pas à brouiller quelque peu les pistes, dans son raisonnement. Il passe de la radicalité du commandement d’amour – jusqu’à l’amour des ennemis et la non-réciprocité absolue du don – au principe d’équivalence, et enfin à l’adaptation de ce principe aux circonstances particulières. La logique de surabondance est en effet destructrice de l’ordre juste. Paul Ricœur l’exprime bien quand il écrit : « Quelle loi pénale et, en général, quelle règle de justice pourrait-elle être tirée d’une maxime d’action qui érigerait la non-équivalence en règle générale ? »

C’est pourquoi la logique de l’amour n’a pas à prendre la place de la morale ni de la justice, mais vise à lui donner une hauteur.

Jésus montre que les institutions, aussi bonnes soient-elles, ne pourront conduire à une société juste que si l’amour (agapè) est au centre des liens qui unissent les humains.