Deuxième partie de l’article publié dans le numéro 2022/3 de Foi&Vie.
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Crépuscule des idoles chrétiennes
L’amour contre la morale chrétienne
Dans Le Vouloir et le faire (1), Ellul s’emploie à questionner l’idole que constitue la «morale chrétienne». Cela ne veut bien sûr pas dire qu’il prône l’immoralisme, ou même seulement l’amoralisme, contre la morale. Simplement, l’opposition entre immoralisme et morale est perçue comme une question secondaire, factice aux yeux de la conception biblique telle qu’Ellul l’interprète.
Nous pourrions définir la morale comme un ensemble de règles et de comportements qui forment un système autonome, cohérent et valable dans toutes les situations. Or, si le Bien est autonome, cela revient à dire qu’il n’est pas soumis à l’action de Dieu. Instituer une morale chrétienne indépendante de Dieu serait tout simplement absurde et blasphématoire. Dieu ne serait pas libre, mais soumis au Bien. Cela signifierait que Dieu est déterminé par le Bien, donc relatif par rapport à ce Bien, qui devient dès lors un absolu. Le Bien ou la morale ne doivent donc pas être des absolus pour un chrétien: seul Dieu doit l’être. Ellul cherche ici à garantir la liberté de Dieu contre la tentative humaine de contraindre Dieu par la morale. En réalité, le Bien découle de Dieu, qui le définit. On peut dire qu’une chose est bonne non parce qu’elle l’est en soi mais parce que Dieu l’a déclarée telle. Or, si le bien est ce que Dieu dit, cela veut dire qu’une morale, c’est à dire un ensemble de règles autonomes, est impossible dès lors que le Bien n’est pas autonome mais qu’il dépend de Dieu. Partant, une morale chrétienne est un oxymore.
En réalité, la morale est une conséquence de la chute. Ellul interprète le passage de Genèse 3 d’une façon originale (2). Le récit montre que l’on passe, avec la tentation, de la communion de l’homme et de Dieu, d’une vie dans l’amour de Dieu à une conception légaliste de la volonté divine («il ne faut pas», «il est interdit de»). Le passage de la communion à cette conception légaliste fait de Dieu, aux yeux de l’homme, non plus un Père aimant mais une sorte de tyran dont la volonté est arbitraire. Par ailleurs, c’est en mangeant du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal que l’homme pèche. Le mot hébreu pour la connaissance (da’ath) pourrait être traduit par les termes de volonté voire d’affirmation. Autrement dit d’après Ellul, c’est lorsque l’homme prétend affirmer lui-même le bien et le mal, c’est à dire lorsqu’il crée une morale, qu’il tombe dans le péché. Si le péché se définit comme toute action qui n’est pas accomplie dans l’amour de Dieu, alors établir une morale, fût-elle chrétienne, est un péché. Ellul rejoint l’intuition de Nietzsche, qui n’hésite pas à affirmer catégoriquement que ce «qui se fait par amour se fait […]