Par François Vouga, pasteur et professeur de théologie

Comme les grands peintres l’ont bien vu, la composition de l’évangile de Matthieu raconte les voyages de Joseph et de sa famille plus que ceux de Jésus lui-même. Matthieu présente la personne de Jésus comme celle d’un enfant emporté dans une histoire qui se résume à une répétition de l’Exode et du retour d’Exil. Le lecteur comprend que sa patrie ne se trouve ni à Bethléem ni à Nazareth, mais qu’elle est donnée par une Providence qui prend soin de lui comme elle veille sur les oiseaux du ciel et les fleurs des champs. Jésus se trouve donc bel et bien en exil, dès sa plus petite enfance. Mais on voit bien qu’il ne l’est pas parce qu’il se trouverait, errant, comme un étranger sur la terre. Au contraire : il entre dans le quotidien d’une vie humaine normale, compliquée par la peur de perdre des riches et des puissants, mais accompagnée par la certitude d’une confiance qui lui donne son étonnante liberté.

L’exil de la confiance évangélique

Jésus se trouve donc en exil sur la terre exactement comme le seront après lui ses disciples qui se décriront comme étrangers et pèlerins sur la terre : ils ont compris et ils se souviennent que leur vraie patrie leur est donnée par un Tout-autre qui se trouve au-delà des marques visibles et des identités attribuées. Que signifie donc la foi évangélique, sinon dans la conviction d’un au-delà de nous-mêmes qui nous promet gratuitement la reconnaissance que nous cherchons, qui reconnaît notre valeur et nous assure notre place ?

La liberté : soyons passant !

Les évangiles rapportent toutes sortes de paroles de Jésus. Les unes prennent la forme de belles fables pleines d’humour. Ce sont les grandes paraboles qui nous connaissons bien. D’autres sont plus ramassées. L’aphorisme le plus court se trouve dans l’évangile de Thomas : « Jésus a dit : Soyez passant ! » (Parole 42). Très belle autorisation de vivre libres et heureux ! Elle part de l’idée qu’un temps est offert à chacune et à chacun d’entre nous entre un commencement et une fin qui ne nous appartiennent pas. Si nous étions maîtres du commencement et de la fin, immortels, comme l’humanité en rêve souvent, bien confortablement installés, chez nous dans notre vie, l’infini possible nous condamnerait à l’ennui. Les limites du provisoire, qui définit notre condition d’êtres humains, nous invitent à la liberté et à la responsabilité. Responsabilité, parce que nous pouvons vivre de la gratuité de la grâce et du pardon, mais nous ne pouvons répéter le passé, comme on en aurait le loisir si nous pouvions indéfiniment renaître de nos cendres, et refaire ce que nous avons raté. Liberté, parce qu’il nous revient de donner la forme de notre histoire personnelle au temps qui nous est donné.

Configurer l’exil de responsabilité et de liberté

Jésus, selon l’évangile de Thomas, nous invite donc à être passant, à nous réjouir du temps qui nous est donné, libres et responsables. Les récits des évangiles nous en montrent à profusion le chemin. L’exil de Jésus, que l’on traitait pour cela de goinfre et de poivrot (Matthieu 11.19), a d’abord consisté à s’asseoir, à manger et à boire avec les collecteurs d’impôt et les pécheurs, avec des femmes et des hommes reconnus comme personnes, indépendamment des apparences et des qualités empruntées. Puis à encourager malades et infirmes à ne pas se comporter en victimes, mais à redevenir sujets de leur vie. Puis à raconter des histoires qui éveillent notre fantaisie créatrice.