Il y a dans la Bible des récits étranges, comme celui de la rencontre entre Abram, pas encore appelé Abraham, et Melkisédeq. J’aime leur côté mystérieux qui nous rappelle que bien des aspects des textes bibliques nous échappent.

Nous avons affaire au seul récit biblique, très bref, concernant Melkisédeq, roi et prêtre païen dont il n’a pas été question jusqu’à présent dans le livre de la Genèse et qui disparaît des écrans aussitôt après. On ne connaît de lui que le nom étrange de la ville dont il est roi. Son dieu est le Dieu très-haut. C’est un titre qu’Abram associera peu après à celui de YHWH, mais il est clair que Melkisédeq ne connaît pas le Dieu d’Abram. C’est pourtant ce roi et prêtre païen, j’insiste sur le terme, qui, le premier dans toute la Bible, bénit un autre humain, en la personne d’Abram au nom d’un dieu ou de Dieu.

« Melkisédeq est le premier à bénir et à être béni »

C’est à rapprocher de la promesse antérieure de Dieu mentionnée dans le récit de la Genèse (12,3). lorsqu’il dit à Abram, au moment de sa vocation : « Je bénirai ceux qui te béniront ». Melkisédeq est par là même présenté on ne peut plus positivement, puisqu’il est non seulement le premier à bénir mais aussi le premier à être béni.

Mais il ne se contente pas de bénir Abram. Il lui fournit du pain et du vin. On peut comprendre ce geste de plusieurs façons. Très matériellement , Melkisédeq offrirait tout simplement du ravitaillement à la troupe des troiscent-dix-huit hommes qui ont combattu sous les ordres d’Abram. Cela se comprend bien pour le pain. Quant au vin il aurait pu servir à une fête après la victoire. Plus symboliquement, le présent de pain et de vin, pas forcément en quantité, serait un signe de confraternité. Plus tard, bien sûr, on y a vu une préfiguration de la cène. Toujours est-il que le geste du don de pain et de vin est joint à la parole de bénédiction et qu’une fraternité entre Melkisédeq et Abram est clairement indiquée.

Un roi qui bénit Dieu

Mais revenons aux paroles de Melkisédeq. Elles n’expriment pas seulement une bénédiction d’Abram au nom de Dieu. Elles bénissent aussi Dieu lui-même. Bien entendu, il ne faut pas confondre la bénédiction d’un homme de la part de Dieu (dite par un homme) et celle de Dieu par un ou des humains. Dans ce second cas, Dieu est béni en signe de reconnaissance. C’est une confession de foi et parfois même une déclaration théologique. C’est le cas dans notre récit et on peut dire que c’est, dans la Bible, la première déclaration théologique mise dans la bouche d’un humain. Est-ce une théologie païenne, spécifiquement biblique ou très générale ? On peut en discuter, mais il me semble que les rédacteurs finaux de la Bible ont considéré que ce que dit Melkisédeq sur Dieu pouvait s’appliquer au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Que dit Melkisédeq ?

Il nomme le Dieu très-haut, terme qu’on retrouvera assez souvent par la suite dans la Bible. Il peut indiquer qu’il est le plus élevé des dieux, mais aussi que Dieu unique est au-dessus de tout ce que l’on peut concevoir. Outre cette appellation, le Dieu que bénit Melkisédeq a une double action. Il est le créateur du ciel et de la terre mais il est aussi celui qui conduit l’histoire, puisque c’est lui qui a livré ses adversaires entre les mains d’Abram. Les deux principales fonctions de Dieu dans le Premier Testament sont ici pointées. Ce n’est pas lieu d’en proposer une traduction pour aujourd’hui. Je relève simplement qu’elles sont clairement présentées dans notre récit par un prêtre païen.

La soumission d’Abram

Et que fait Abram  ? Il donne à Melkisédeq la dîme de tout, c’està-dire, sans doute, de tout le butin. C’est encore une première ; il n’a pas encore été question de dîme dans la Bible. Ce dixième de ce que l’on a récolté ou gagné est principalement dû dans la Bible aux prêtres et lévites, mais au Moyen-Orient et ailleurs, payer la dîme est l’expression de la soumission à un supérieur, roi ou seigneur. Abram reconnaît donc ainsi Melkisédeq à la fois comme prêtre et roi.

Il faut encore ajouter que par la suite on trouvera le nom de Melkisédeq dans l’important Psaume 110 (le Dixit Dominus, souvent mis en musique) et dans le chapitre 7 de l’épître aux Hébreux. Des écrits gnostiques ou esséniens lui sont consacrés. Il a souvent été représenté sur des mosaïques, des tableaux et en sculpture, tenant généralement un plat ou un calice. Ce qui indique bien à quel point la rencontre d’Abraham et de Melkisédeq a à la fois intrigué et inspiré bien des croyants, élargissant nos horizons.

Présentation du livre

Le livre de la Genèse est la combinaison de plusieurs écrits de dates et d’orientations différentes, certains constituant d ’a ssez va stes ensembles, d’autres sous forme de petits textes isolés. C’est le cas de notre passage sans doute ancien et de toute façon d’origine mystérieuse, mais que les rédacteurs de la Genèse telle que nous la connaissons ont tenu à insérer dans leur texte probablement à une époque où la question des relations avec les païens se posait particulièrement.

Texte biblique

Melkisédeq (Malki-Tsédeq), roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était prêtre du Dieu très-haut. Il le bénit en disant : «Béni soit Abram par le Dieu très-haut qui produit le ciel et la terre ! Béni soit le Dieu très-haut qui t’a livré tes adversaires !» Et Abram lui donna la dîme de tout.

Histoire

Nous nous situons au début de l’installation d’Abraham et de sa petite tribu en Palestine. Il s’est inséré dans un ensemble de principautés locales, marquées par des alliances et inimitiés variables. Le chapitre 14 est le seul où Abraham est présenté comme un assez puissant chef de guerre.

Pour méditer

Notre texte nous offre des éléments de réflexion sur les relations interreligieuses, parfois difficiles, voire, malheureusement, conflictuelles. Elles peuvent être positives, sources de bénédiction, si une vraie attention aux autres nous anime. Mais je peux aussi méditer sur l’impact dans nos vies de rencontres très brèves, imprévues et apparemment sans lendemain, mais qui peuvent marquer durablement nos façons de penser et de vivre.

Glossaire

Melkisédeq comporte deux racines  : roi et justice. On peut comprendre « roi juste » ou « mon roi c’est le dieu Justice ».

Salem, racine désignant la paix. Est-ce une façon de parler de Jérusalem (= fondation du dieu Salem ?) ou d’une autre localité cananéenne ?

Dieu très-haut, en hébreu El-Elyon, seule occurrence dans le livre de la Genèse. Mais on trouve cette appellation ailleurs dans la Bible, en particulier, souvent, dans le livre des Psaumes.