Nous sommes des êtres de rayonnement, porteurs d’une richesse que nous transmettons en permanence. Que nous en soyons conscients ou non, nous ne cessons de donner et de recevoir : une impression, une parole, une image, un savoir, ou même un objet ou des biens matériels. La vie est tissée d’échanges et la transmission est au cœur des relations sociales.
Lorsqu’on l’évoque, les premières figures qui nous viennent à l’esprit sont souvent celles du parent ou de l’enseignant, illustrant une idée de transmission unidirectionnelle : du « sachant » vers « l’ignorant ». Cependant, cette vision simplifiée ne capture pas toute la complexité et la richesse du processus. La réalité est bien plus nuancée et dynamique, impliquant un va-et-vient constant entre les générations, les cultures et les individus.
Transmettre, c’est « faire passer à travers »
Le terme « transmission » trouve ses racines étymologiques dans le latin transmissio, qui signifie « action de faire passer à travers ». Ce mot est composé de trans (à travers) et mittere (envoyer). Cette étymologie souligne l’idée de mouvement, de passage d’un état à un autre, d’un lieu à un autre, et reflète bien la dynamique de la transmission des savoirs, des valeurs et des traditions d’une génération à l’autre.
La transmission, dans une perspective philosophique, est intrinsèquement liée à la construction et à la préservation de l’identité, tant individuelle que collective. Les philosophes, de Platon à Gadamer, ont réfléchi sur la manière dont les savoirs, les valeurs et les traditions sont transférés à travers les générations. Ce processus n’est pas neutre ; il implique une interaction dynamique entre le passé et le présent, le sachant et l’apprenant.
De fait, la transmission exige un double mouvement d’attachement et de détachement. D’une part, il y a un attachement aux traditions, aux valeurs et aux connaissances héritées, qui forment la base de notre identité collective et individuelle. Mais d’autre part, il y a un besoin de détachement, permettant aux nouvelles générations de réinterpréter et d’adapter ces héritages à des contextes contemporains. Cette tension est essentielle pour éviter le dogmatisme et favoriser une transmission vivante et évolutive.
Les sachants ne transmettent pas seulement un savoir objectif : ils l’incarnent. Leur identité, leur manière de vivre et d’interpréter les connaissances influencent profondément la manière dont ce savoir est reçu et intégré par les apprenants. Ainsi, la transmission est aussi une forme d’imitation et de modelage, où les valeurs et les attitudes du sachant jouent un rôle crucial. La transmission authentique implique une intégrité et une cohérence entre le savoir transmis et la vie du sachant. Les jeunes générations ne se contentent pas de recevoir un savoir abstrait ; elles observent et imitent les modèles de vie des sachants. Cela pose un défi de cohérence éthique et morale pour les éducateurs, les parents, et plus généralement les leaders.
La Bible, courroie de transmission de la foi
La Bible offre une richesse inestimable de récits et de préceptes sur la transmission. Dès les premiers livres de l’Ancien Testament, celle des commandements de Dieu, des lois et des traditions est mise en avant comme une mission sacrée. Des termes comme yarash (« hériter ») et natan (« donner ») soulignent l’importance de l’héritage spirituel et des bénédictions divines à transmettre de génération en génération. Le Deutéronome, par exemple, insiste sur l’enseignement des lois de Dieu aux enfants mais aussi et surtout sur la modélisation de l’amour (Deutéronome 6.6-7). Dans le Nouveau Testament, le terme paradidomi (« transmettre », « remettre ») est souvent utilisé pour décrire la transmission des enseignements de Jésus puis des apôtres. Paul parle fréquemment dans ses épîtres de ce qu’il a « reçu » et « transmis » aux Églises, soulignant une chaîne ininterrompue de passation fidèle de la foi chrétienne (1 Corinthiens 11.23).
Des tensions et des occasions
La transmission implique une tension entre fidélité et contextualisation. Les savoirs dans toutes leurs dimensions (savoir, savoir-faire et savoir-être) doivent être diffusés fidèlement, mais aussi interprétés à la lumière des réalités contemporaines. Il s’agit donc de conjuguer fidélité et pertinence. La tension entre tradition et innovation est omniprésente. La transmission doit respecter et honorer les traditions, mais aussi permettre l’innovation et l’adaptation. Un excès de conservatisme peut étouffer la créativité et l’adaptation nécessaire, tandis qu’un excès de rupture peut mener à une perte de l’identité et des valeurs fondamentales.
Dans un monde globalisé, la transmission devient encore plus complexe. Les traditions et les valeurs doivent être enseignées dans un contexte de diversité culturelle et religieuse, ce qui nécessite une approche dialogique et inclusive. Cela pose des défis mais suscite aussi des occasions d’enrichir et renouveler la transmission.
Comme le souligne Khalil Gibran dans son œuvre Le Prophète : « Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même, ils viennent à travers vous mais non de vous » (Khalil Gibran, Le Prophète). Et plus encore : « Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés ». Ces paroles mettent en lumière une vérité essentielle : la transmission doit viser l’autonomie et la liberté de ceux qui reçoivent. Il ne s’agit pas de modeler des copies conformes de soi-même, mais de permettre aux nouvelles générations de voler de leurs propres ailes, de se développer librement, en intégrant les héritages reçus et en forgeant leur propre chemin.
Cette perspective souligne le passage de l’hétéronomie (où l’individu est guidé par des règles externes) à l’autonomie (où l’individu est capable de se gouverner lui-même). La transmission réussie n’est donc pas celle qui impose des contraintes rigides, mais celle qui donne les outils nécessaires pour une croissance indépendante et éclairée.
C’est un processus riche et multidimensionnel. Elle implique non seulement la communication des connaissances et des valeurs, mais aussi la formation des identités à travers un équilibre subtil entre attachement aux héritages et ouverture à l’innovation. Dans une perspective chrétienne, la transmission fidèle des Écritures et des traditions doit toujours se conjuguer avec une contextualisation dynamique et respectueuse des réalités contemporaines. Cette tension, loin d’être un obstacle, est en réalité une force qui permet à la transmission de rester vivante et pertinente, assurant ainsi la continuité et la vitalité de la foi et de la culture.