Le blasphème peut être considéré comme une transgression du sacré et du tabou. Freud insiste en effet sur l’ambivalence de la relation que nous avons aux tabous[1]. Le sacré-tabou appelle à être respecté, mais aussi transgressé. Cette transgression peut être de nature religieuse et rituelle[2]. Mais elle peut aussi être une profanation et un sacrilège qui suscitent, quasi automatiquement, une punition, et même la mort. En principe du moins, Dieu merci! (si j’ose dire).
Il y a plusieurs sortes de blasphème :
- Le blasphème contre les articles de foi et les règles rituelles d’une communauté religieuse à laquelle le blasphémateur n’appartient pas.
- Le blasphème contre les articles de foi, les principes éthiques et les règles rituelles de sa propre communauté. Ce qui différencie ces blasphèmes de simples manquements ou péchés, c’est le fait qu’ils sont accomplis délibérément. Jésus les qualifie de péchés contre le Saint Esprit (Mat. 12,31; Luc 12,10). Ananias et Saphira, deux membres de l’Eglise primitive, furent immédiatement frappés de mort pour avoir « menti à l’Esprit saint » en cherchant à tromper les apôtres (Actes 5,6).
- Le blasphème contre Dieu lui-même, qui est une sorte de révolte contre Dieu, contre sa démission, contre ce qu’il a fait et laisse faire. Job en est le prototype. Il désigne Dieu comme un lâche. Il l’accuse de manquer de bonté, de sagesse, de justice.
C’est à cette sorte de blasphème que nous nous intéressons ici.
Blasphémer, c’est alors « braver » Dieu lui-même. Le premier commandement du Décalogue « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face » pourrait être traduit: « Tu n’auras pas d’autres dieux pour me braver ». Braver, c’est défier, provoquer, narguer et ridiculiser. Mais braver, c’est aussi mettre à l’épreuve, et ce pour voir comment l’autre va réagir et défendre son honneur.
Blasphémer, c’est « tenter » Dieu, c’est-à-dire le braver et le provoquer pour le tester, pour voir s’Il existe ou non, pour voir s’Il va se montrer. Et c’est ce que condamne la loi juive: « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » (Deut. 6,16 repris par Jésus, Mat. 4,7). Ce qui signifie: Tu ne mettras pas Dieu à l’épreuve; tu ne le mettras pas en demeure de te donner la preuve qu’Il existe.
Adam, Eve, Job et Jésus sont-ils des blasphémateurs?
Le Livre de la Genèse commence par ce que l’on peut considérer comme un blasphème ou du moins un sacrilège. Dans le mythe d’Adam et Eve, Dieu se manifeste d’abord par un interdit, autrement dit un tabou: « Tu ne mangeras pas le fruit de l’Arbre de la Connaissance ». Cet arbre est tabou. C’est significatif. Dieu est d’abord connu et reconnu comme un tabou.Et la première attitude de l’homme vis-à-vis de ce tabou est de le transgresser, de le braver. C’est également significatif. Dans les religions archaïques, les hommes sont en rivalité mimétique avec les dieux et réciproquement. Adam et Eve mangent le fruit de l’Arbre de la connaissance qui est tabou parce que la connaissance (ou plus précisément l’omniscience[3] ) est un privilège exclusif de Dieu ; et ils le font pour être « comme des dieux ». Et Dieu les chasse du Jardin d’Eden parce qu’ils sont devenus « comme l’un d’entre nous »[4]. Ils ont usurpé un pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu seul.
Job est également un blasphémateur, mais d’une autre manière. Il assaille Dieu de ses critiques, de ses sarcasmes, l’accusant d’infidélité et d’injustice, et ce de la manière la plus violente. Il l’accuse de se cacher, de ne pas répondre à ses plaintes et ses mises en cause. Finalement, il le convoque comme s’il le traînait en justice. Job demande à Dieu de défendre son honneur, et aussi tout simplement son existence. A la fin de ses discours, il défie Dieu: « J’avancerai vers Lui comme un prince ». (Job 31,37).
De même, on trouve dans les Psaumes, bien des propos à la limite du blasphème, dont le « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Ps. 22) que reprendra Jésus sur la Croix. Parfois, reproches et louanges alternent sans transition, comme si c’était les deux faces de la même relation à Dieu.
Jésus lui-même est jugé et condamné pour blasphème (Marc 14,64; Jean 10,33). De fait, son comportement au Temple, lorsqu’il chasse les marchands, a été vu comme un blasphème; tout comme sa prétention (nullement avérée d’ailleurs) à se voir comme le Fils de Dieu. Quoi qu’il en soit, Jésus a transgressé les lois du judaïsme orthodoxe (celle relative au sabbat, entre autres): il a ressuscité Lazare, guéri des lépreux (ce que Dieu seul était en droit de faire). C’est à cause de ces blasphèmes qu’il est considéré comme un être plus ou moins satanique (Mat. 10,25; Mat.12,24 etc…)
Tout comme Adam et Eve, Jésus a été condamné (mais pas par Dieu lui-même !) parce qu’il s’était emparé des prérogatives divines (Mat.26,64-66; Marc 14, 62-64).
Le blasphème, une pulsion anarchiste
Le fait de blasphémer va de pair avec une forme de frisson. On prend le risque d’être puni et que le feu du Ciel vous tombe dessus. On met en jeu sa vie. Il y a un goût et une jouissance de ce frisson (tout comme le jeu de l’élastique, ou autres jeux qui pourraient être mortels).
Dans le blasphème, on joue avec le risque d’être puni et mis à mort. On pense au toréador de Michel Leiris (dans L’âge d’homme) qui, en brandissant son épée, joue sa vie face aux cornes du taureau. Il « cherche » le taureau, il l’excite pour que celui-ci lui fonce dessus et l’encorne. S’il est tué, il l’aura bien « cherché ». Il en est de même dans le blasphème. Prométhée, Dom Juan et Faust ont bien « cherché » leur damnation.
Ainsi, blasphémer, c’est jouer avec le feu, avec le feu de Dieu et avec le feu des ayatollahs et autres gardiens du temple.
- Ainsi, on pourrait voir le blasphème comme une manifestation de la pulsion de mort. Le blasphémateur cherche à détruire, à avilir et, par cette violence, il agit comme s’il voulait provoquer une violence à son encontre et, de ce fait, se détruire.
D’ailleurs, dans l’hébreu biblique, maudire Dieu signifie « se suicider »[5]. De fait, blasphémer, c’est ipso facto accepter de mourir puisque le blasphème était puni par la lapidation (Ex. 22,27; Lev. 24,11-16).
• Mais on peut aussi voir le blasphème comme une forme de pulsion de vie, de liberté, d’indépendance. Le blasphème, c’est le rire (fut-il sardonique), la pulsion d’être soi et libre de tous les tabous.
De fait, on peut considérer que le blasphème relève de la pulsion de vie. Celle-ci ne peut se vivre dans son incandescence que sous la forme d’un défi à la mort.
Le goût du blasphème peut être vu comme la conséquence d’une pulsion de vie en excès qui demande non pas à être consommée utilement, mais à être consumée en pure perte et au risque de vous perdre[6]. Ainsi, le blasphème peut être vu comme une sorte de potlach, de dépense gratuite, de provocation pour rien, de jouissance de détruire, et ce au nom de l’orgueil, de la liberté, de l’insolence et du défi de la mort.
Rappelons à ce sujet le cri des anarchistes espagnols : « ¡Viva la muerte! » Apparemment, ce cri relève de la pulsion de mort. Mais il n’en est rien. Il signifie : vive la mort pour que je puisse l’affronter et la défier face à face.
• Enfin, d’une troisième manière, on peut peut-être voir le blasphème comme une manifestation d’une « pulsion anarchiste » pour reprendre le concept de Nathalie Saltzman[7]. Cette pulsion a bien sa source dans la pulsion de mort. Plus exactement, elle est l’appropriation de la pulsion de mort au service de la vie. C’est une pulsion destructrice et agressive qui a une vertu libératrice. Elle permet d’enfreindre les tabous, les normes sociales, les autorités, les conformismes bien-pensants. Ainsi, elle se met au service du libre arbitre individuel et, de ce fait, de la pulsion de vie, de liberté et d’émancipation.
Le drapeau noir, symbole de mort, du blasphème anarchiste appelle à s’adonner sans mesure à la pulsion libertaire de vivre par la destruction des conformismes grégaires qui tentent de la juguler et de la mettre à mort.
L’anarchiste prend le risque de transgresser les tabous, mais c’est pour mieux affirmer le primat de la vie. Dans une situation d’urgence, la vie et la liberté s’affirment dans et par le sacrilège. Lorsque Jésus défie le tabou du sabbat (Marc2,27) pour guérir un malade, on peut dire qu’il est mû par une pulsion anarchiste. De fait, toute sa vie durant, Jésus, pour apporter la vie et le salut, a brisé les tabous tout en sachant que cela le conduirait à la mort.
Le blasphème et l’obsession de Dieu
Les athées peuvent parfois être de violents blasphémateurs. On peut se demander pourquoi puisque en principe, Dieu devrait leur être indifférent. Ainsi, on dit « Bon Dieu de Bon Dieu! » (ou tout autre juron ou propos blasphématoire) alors même que, en principe du moins, on ne croit pas en ce Dieu que l’on blasphème.
En fait, le blasphème procède d’une obsession de Dieu, plus exactement une obsession de son absence (« Il n’est pas là, le salaud!»). Dire « Bon Dieu de bon Dieu » est comme un lapsus qui révèle ce qui est refoulé et dénié par le blasphémateur, à savoir son obsession de Dieu et de son absence.
Comme le dit V. Jankelevitch, « Le blasphémateur insulte le crucifix comme on bat sa maîtresse, parce qu’il en est amoureux » [8].
Celui qui ne peut s’avouer qu’il voudrait bénir Dieu s’acharne à le maudire. D’ailleurs, dans la Bible hébraïque, « maudire Dieu » et « bénir Dieu » sont souvent interchangeables[9], tout comme le sont l’amour et la haine. Ce sont les deux faces d’une même obsession.
En fait, le blasphème est une provocation de Dieu; mais dans « provocation » il y a « vocation », c’est à dire appel. On provoque un Dieu qui n’existe pas pour l’appeler à exister.
Le blasphème s’exprime souvent par des jurons qui, délibérément reprennent une expression sacrée, mais en l’altérant et en la déformant. (cf. « Sacre Dié !, » « bon sang de bonsoir » pour Bon Dieu de bon Dieu etc..). C’est significatif du fait que lorsqu’on blasphème, on ne blasphème jamais complètement. Derrière le blasphème se cache une forme de crainte révérencielle du sacré et de Dieu. Le sacrilège reconnaît le sacré ; bien plus, il l’institue et le consacre. Le blasphème est une sorte de reconnaissance indirecte du Dieu que l’on blasphème.
Le blasphème procède sans doute d’un désir inconscient et refoulé que Dieu existe et se montre. En blasphémant Dieu, le blasphémateur tente de se prouver que, puisqu’Il ne répond pas, Dieu n’existe pas. Mais on peut peut-être aussi penser que, secrètement et inconsciemment, il aspire à ce que Dieu se manifeste, fut-ce en le punissant.
Le combat de Jacob avec l’Ange
On peut voir le blasphème comme l’expression d’un combat contre un Dieu qui ne serait qu’une ombre. On peut penser à ce sujet à la lutte de Jacob avec l’Ange. (Gen. 32, 25-33). Avec qui Jacob se bat-il ? Un dieu, un démon, une ombre, ou tout simplement une part d’ombre de lui même qu’il refuse et avec laquelle il se débat[10] ?. De même celui qui se veut athée se débat avec l’Ombre de Dieu, l’ombre de son inexistence qui a sur lui une forme d’emprise. Et il se débat aussi avec cette part de lui-même qui est obsédée par Dieu. Le blasphémateur est un obsédé de Dieu qui voudrait vaincre et annihiler cette obsession qu’il dénie et récuse ; et c’est pour cela qu’il tente de l’éjecter par la violence.
Le blasphème est une provocation et un défi vis-à-vis de l’ombre de Dieu. Comme Jacob, celui qui combat avec cette ombre de Dieu tente de la vaincre et de s’en débarrasser. Mais il aspire aussi à ce qu’elle soit la plus forte et qu’elle le bénisse, fut-ce en le blessant de manière irréversible. Pour le non croyant comme pour le croyant, la relation avec Dieu est une « écharde dans la chair » dont on voudrait se débarrasser. Le blasphème est une tentative cathartique pour le faire. Mais il révèle aussi que la blessure est et reste inguérissable ; L’obsession de Dieu est inguérissable.
Cet article a précédemment paru dans la revue Golias Magazine
[1] Freud, Totem et tabou, Petite Bibliothèque Payot, 2001,p. 50-52.
[2]cf; Roger Caillois, L’homme et le sacré, Folio essais, Gallimard 1950, p. 129-168.
[3] La connaissance du bien et du mal, c’est la connaissance de l’ensemble de ce qui est bien ou mal.
[4] Ce pluriel « nous » s’explique par le fait que le nom de Dieu est un pluriel. Le nom de Dieu est « dieux »
[5] cf. La femme de Job qui pousse charitablement son époux à maudire Dieu et à mourir, Job 2,9
[6] cf. Georges Bataille et aussi Simone Weil qui donne l’exemple du fils prodigue dans La connaissance surnaturelle, Gallimard, 1950, p.170-180.
[7] Nathalie Saltzman: « La pulsion anarchiste », in Psychée anarchiste, Débattre avec Nathalie Saltzman, PUF 2011, p.53.
[8] V. Jankelevitch, L’Ironie, Flammarion, p. 113. Cette comparaison serait bien sûr jugée inacceptable aujourd’hui!
[9] Pour ne pas écrire ou dire « maudire Dieu », ce qui serait blasphématoire, on écrivait et disait « bénir Dieu » par antiphrase.
[10] C’est une des interprétations que l’on donne de cette scène. Jacob doit rencontrer Esaü et se réconcilier avec lui, et il se bat avec cette part de lui-même qui refuse de faire la paix.