Se référant toutes au même passage du Nouveau Testament, les différentes confessions ne sont pas d’accord entre elles sur ces points précis. Le mois dernier, nous avions relevé combien Jésus replaçait le mariage dans le cadre de la volonté première de Dieu ; une volonté créatrice et bienfaisante. Mais la séparation n’est pas pour autant niée ou / et culpabilisée. Elle est accompagnée.
Dans Matthieu 19,3-10, Jésus aborde la question du mariage et du divorce. Il le fait dans le cadre de la dispute théologique sur la « lettre de répudiation ». Les Juifs se demandaient dans quels cas une telle lettre était légitime. Certains la prônaient seulement pour des raisons graves (flagrant délit d’adultère, par exemple) d’autres pour des motifs fort secondaires (plats brûlés). Ces derniers usaient de la loi pour assouvir leurs pulsions : ils passaient ainsi de femme en femme en toute légalité et bonne conscience. La situation des femmes en était profondément affaiblie. En s’appuyant sur la volonté première de Dieu, Jésus dénonce l’hypocrisie des hommes et leur dureté de cœur. Il rappelle que l’amour est à la base du mariage.
Une place pour l’échec
Si Jésus radicalise l’interdit du divorce pour lutter contre la subversion de la loi opérée par les hommes, il serait erroné d’en déduire qu’il interdit toute séparation. Comme le note Éric Fuchs, « certes, tout divorce marque un échec (…) mais je ne vois pas que Jésus ait jamais pensé que cet échec était interdit aux croyants. » Jésus n’a jamais culpabilisé les personnes qui connaissaient sur le plan conjugal ou sexuel des difficultés. Si la colère de Jésus s’est abattue sur les possédants et les légalistes qui faisaient peser sur les épaules des foules des charges trop lourdes à porter (et qu’ils ne portaient pas eux-mêmes !), il a toujours montré beaucoup de miséricorde et de mansuétude envers les fragilisés de l’existence, que l’on pense ici à la femme adultère en Jean 8 ou à la femme aux mœurs légères, chez Simon, en Luc 7. Jésus connaît l’homme et les difficultés qu’il a avec la convoitise. Il sait que l’aventure conjugale est un défi. Il y a de nombreuses raisons qui font que les partenaires d’un couple peuvent devenir des étrangers l’un pour l’autre. Et, malgré les efforts pour maintenir ce lien, il y a des cas où cela est impossible et où la lettre de répudiation, nous dirions la séparation des conjoints, est préférable. Jésus envisage d’ailleurs une raison à cela : « sauf en cas de porneia ». Mais qu’est-ce que cela signifie ?
Une place à la séparation
L’introduction d’une clause permettant le divorce, en Matthieu 5,32 et 19,9, ne fait probablement pas partie des dires de Jésus. Les commentateurs bibliques sont unanimes sur ce point. Il est difficile, sinon, de comprendre pourquoi les autres évangélistes, Marc, Luc et Jean, ne l’auraient-ils pas évoquée eux-aussi. Matthieu répond, par cette incise, aux angoisses des membres de sa communauté. Il faut bien être conscient de la tension intérieure qu’ils devaient affronter. Majoritairement issus du judaïsme, les membres de la communauté matthéenne avaient pour habitude de se référer au texte de Moïse (Deutéronome 24,1) qui permettait aux maris d’écrire une lettre de répudiation. L’enseignement de Jésus en Matthieu 5,31-32 et 19,9 soulève en eux une foule de questions, d’angoisses. Matthieu tente, par l’incise, d’accompagner sa communauté en éclairant la parole de Jésus et en écartant une lecture trop légaliste. La séparation reste légitime en cas de « porneia ». Mais seulement dans ce cas-là ! Ce terme est probablement à entendre au sens fort : « Porneia ne désigne pas seulement ici l’adultère, même dûment constaté. Le mot lui-même (…) va plus loin. Il s’agit d’une inconduite caractérisée ; disons, dans ce contexte, d’une inconduite persévérante, opiniâtre, d’une femme qui aura résisté à tous les efforts non moins persévérants et opiniâtres de son mari pour la détourner de son égarement et pour sauver le couple » (F.J. Leenhardt, p. 36). Matthieu accompagne pastoralement les membres de sa communauté en affirmant que si « l’un des conjoints, par sa conduite manifeste évidemment qu’il a rompu le lien conjugal, il n’est que juste de constater ce fait, sans condamner au malheur l’autre conjoint au nom d’une exigence impitoyable » (Éric Fuchs, p. 66).
Une place pour le pardon
Le mari séparé n’est toutefois pas autorisé à « refaire sa vie », comme on dit. Matthieu 19,9 est très clair: « Si quelqu’un répudie sa femme – sauf en cas d’inconduite caractérisée et opiniâtre – et en épouse une autre, il est adultère ». La parole est rude. Elle est à lire à l’aune d’un pardon toujours possible : « Le mari ne doit pas fermer la porte à une réconciliation éventuelle » (Éric Fuchs, p. 67). La même idée se trouve dans un écrit juif du second siècle, le Pasteur d’Hermas : « Si le mari n’accueille pas [la femme qui revient] il pèche car il faut accueillir celui qui se repent, mais non beaucoup de fois. Pour les serviteurs de Dieu, il n’y a qu’une repentance. C’est en vue du repentir que l’homme ne doit pas se remarier. Cette attitude vaut d’ailleurs aussi bien pour la femme que pour l’homme ».
Une place pour la déculpabilisation
Une telle lecture des textes de Matthieu est importante pour nous aujourd’hui. D’abord parce qu’elle nous rappelle que le mariage est une aventure exigeante. Pour pasticher le titre d’un vieux film, « L’amour n’est pas un long fleuve tranquille ». Pour durer, il faut que les deux partenaires en fassent une volonté de tous les jours ; une volonté qui fera écho à celle même de Dieu. Mais le texte de Matthieu nous dit aussi qu’il est inutile de faire perdurer un mariage qui est à bout de souffle. Là aussi, pour pasticher un propos de l’apôtre Paul, on pourrait dire à propos du mariage : « S’il est possible, le possible venant de vous, vivez en paix avec votre conjoint jusqu’à la fin de vos jours » (Romains 12,18). Mais, parfois, cela n’est pas possible. Et cela ne vient pas de notre fait. Parfois, cela ne vient même pas du fait de notre partenaire. Les vies ont pris des chemins différents. Il faut en prendre acte. L’Évangile de Matthieu déculpabilise la séparation. Sans rendre pour autant celle-ci anodine. Cela reste et restera une souffrance. Une blessure dans la chair qu’il faut éviter à tout prix. Reste que si séparation il y a, si belle que soit l’attente de pardon dans laquelle se place le mari, il faut constater qu’elle n’avait de sens qu’en contexte juif. Aujourd’hui, il convient d’affirmer qu’un nouveau départ, une nouvelle aventure sont toujours possibles. La vie n’est pas une éternelle répétition mais une résurrection. Cela vaut pour le mariage et le divorce.
- Cet article est inspiré du livre d’Éric Fuchs, Le désir et la tendresse. Sources et histoire d’une éthique chrétienne de la sexualité et du mariage (Le champ éthique 1), Genève, Labor et Fides, 1979.