Lorsque la mauvaise réputation de Sodome et Gomorrhe arrive aux oreilles de Dieu, il décide d’aller constater par lui-même : « La plainte contre Sodome et Gomorrhe est si forte, leur péché est si lourd que je dois descendre pour voir s’ils ont agi en tout comme la plainte en est venue jusqu’à moi » (Genèse 18.21). Dieu est-il décidé à rayer de la carte ces deux villes ?
Abraham argumente
Abraham ne l’entend pas ainsi et essaie de convaincre Dieu d’épargner Sodome à cause des justes qui, potentiellement, s’y trouvent : « Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le coupable ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville ! Vas-tu vraiment supprimer cette cité, sans lui pardonner à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? » (Genèse 18.23-24). Abraham met en avant, dans son plaidoyer, deux arguments qui pourraient faire revenir Dieu sur son intention. D’une part la justice veut que l’innocent ne périsse pas avec le coupable et, d’autre part, et l’argumentation est plus osée, les justes qui se trouvent à Sodome devraient permettre le pardon de tous.
En agissant ainsi, Abraham sème une nouvelle idée de justice : non pas celle qui se limite à punir les coupables, comme le font les hommes, mais une justice différente, divine, qui cherche le bien et le crée à travers le pardon qui transforme le pécheur, le convertit et le sauve. Avec sa plaidoirie, Abraham n’invoque donc pas une justice purement rétributive, mais une intervention de salut qui, tenant compte des innocents, libère de la faute également les impies, en leur pardonnant. La pensée d’Abraham, qui semble presque paradoxale, peut ainsi être synthétisée : on ne peut pas, bien évidemment, traiter les innocents comme les coupables, cela serait injuste ; il faut en revanche traiter les coupables comme les innocents, en mettant en œuvre une justice « supérieure », en leur offrant une possibilité de salut. En effet, si les malfaiteurs acceptent le pardon de Dieu, confessent leur faute et se laissent sauver, ils ne continueront plus à faire le mal, ils deviendront eux aussi justes, sans qu’il ne soit plus nécessaire de les punir.
Abraham marchande
À une réaction de colère impulsive et ponctuelle, Abraham oppose une solution pour l’avenir : la conversion des cœurs et le pardon. Mais voilà qu’Abraham doute de pouvoir trouver cinquante justes à Sodome. Le voilà qui marchande avec Dieu pour qu’il accepte de diminuer le nombre de justes nécessaires au pardon : cinquante, quarante-cinq, quarante… dix. À chaque fois, Dieu promet de ne pas détruire la ville à cause de ce nombre, de plus en plus petit, de justes. À dix, Abraham s’arrête. Mais pourquoi ? Sans doute n’a-t-il pas osé aller plus loin. Peut-être n’a-t-il pas eu assez confiance dans la patience de Dieu ? Peut-être a-t-il eu peur de son audace et de cette logique arithmétique très déséquilibrée ? Dans le judaïsme, dix est le nombre minimum pour qu’une communauté fonctionne, pour qu’une prière collective soit possible.
Même si Abraham a échoué dans son plaidoyer, puisque Sodome et Gomorrhe seront finalement détruites, il nous invite à envisager désormais la question du mal à partir de la question du bien. La justice n’a pas comme but premier de punir le coupable mais de le changer.