Si l’on y réfléchit un moment, ce mot s’inscrit en faux contre toute domination, et contre toute condescendance. En effet, « entraide » signifie : « soutien réciproque », « secours mutuel ». L’entraide est donc un partage : chacun aide et chacun est aidé, chacun donne et chacun reçoit. Car, ce qui circule, ce sont évidemment des biens de première nécessité, mais aussi des paroles, des regards, des émotions, de l’encouragement, de la gratitude. De l’humanité. C’est bien ce que disent nos deux témoins de l’engagement dans l’entraide : « On est tous dans le même cercle, celui du donner-recevoir. […] Se laisser toucher, remettre en cause, évangéliser par l’autre qui a tellement à nous apprendre » (Aline Delobel) ; « La brocante, ce n’est pas que vendre des meubles ou des objets ; c’est des contacts, des gens qui parlent, des rencontres, on offre le café… » (Michel Lafont).

Cette dimension mutuelle de l’aide qu’exprime le terme « entraide » apparaît dès la naissance de ce mot, à la fin du XIXe siècle. C’est en réaction à la tradition de l’aumône que l’économiste protestant Charles Gide, l’une des premières figures du christianisme social, n’hésitait pas à dire : « Il y a mille façons d’aimer son prochain qui ne valent guère mieux que si on l’étranglait… » C’est en cela que l’entraide est corrosive et subversive : elle va à l’encontre de notre tendance facile à aider sans se laisser aider, à assister l’autre non sans condescendance ; elle nous arrache à notre zone de confort, et nous engage (contre un ordre social où les uns assoient leur domination en donnant à d’autres) dans une solidarité mutuelle, où chacun est au bénéfice de chacun. Et les formes de cette solidarité sont toujours à réinventer, en fonction des évolutions de la société et des remises en question personnelles et communautaires.

La Réforme est un mouvement continu

Dans la tradition protestante, on le sait bien, se réinventer en permanence, c’est chercher à être toujours plus fidèle à la source évangélique : « Ecclesia reformata semper reformanda » (« Église réformée toujours à réformer »), disait le théologien hollandais Jodocus van Lodenstein au XVIIe   siècle. La réformation est un mouvement continu de retour à l’Évangile. L’entraide plonge ses racines dans la révélation biblique. « Qu’as-tu fait de ton frère ? » (Genèse 4. 9-10). Cette parole de Dieu à Caïn nous est toujours adressée. Et gardons-nous de répondre, à l’instar de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Oui, je suis le gardien de mon frère, de même qu’il est mon gardien. Nous nous gardons, nous nous portons mutuellement.

Lorsque l’on cherche un verset biblique pour nourrir les engagements diaconaux, on cite généralement celui-ci : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venu vers moi. » (Matthieu 25. 35-36). Cette parabole dans laquelle Jésus s’identifie aux plus petits, aux plus vulnérables, chatouille cependant quelque peu les protestants, car elle donne l’impression que notre salut dépend de ce que nous avons fait aux pauvres. C’est ce qui fit dire à saint Éloi, évêque de Noyon et ministre du roi Dagobert : « Dieu aurait pu rendre tout le monde riche, mais il a voulu qu’il y ait des pauvres pour que les riches, par leur générosité, puissent racheter leurs péchés… »

La foi et les œuvres d’amour sont étroitement liées

À moins que… À moins que l’on ne relise ce texte de plus près, et que l’on comprenne que « dans la mesure où vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait, et dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait… » En d’autres termes, il suffit d’avoir négligé une seule fois une personne dans le besoin pour être damné (or, nous l’avons tous fait au moins une fois, donc nous sommes tous damnés) ; et il suffit d’avoir porté secours une fois à un déshérité pour être sauvé (or, nous l’avons tous fait au moins une fois, donc nous sommes tous sauvés…). Cette dialectique qui nous rend tous à la fois damnés et sauvés, condamnables et graciés, nous incite à nous dépréoccuper de notre salut, qui nous est donné par grâce.

Cette compréhension protestante de l’entraide en fait une conséquence nécessaire de la foi dans le Dieu d’amour. Bien d’autres textes bibliques confirment ce lien étroit entre la foi et les œuvres d’amour : « Si la foi n’a pas les œuvres, elle est morte en elle-même » (Jacques 2. 17) ; « La foi est agissante par l’amour » (Galates 5. 6). Le théologien allemand Dietrich Bonhoeffer, au XXe siècle, en concluait que la grâce n’est pas bon marché : elle a un coût, en ce qu’elle nous propulse à la suite du Christ vers des œuvres d’amour. Aujourd’hui, on pourrait dire : le service est compris dans le prix de la grâce… !

Il s’agit de se laisser bousculer dans nos stéréotypes

Abreuvé à la source biblique, reformulé à chaque génération par la tradition protestante, ce service d’entraide se réinvente aujourd’hui en fonction de notre actualité. « La Bible dans une main, le journal dans l’autre », disait le théologien Karl Barth. Il faudrait maintenant ajouter : « … et un œil sur l’Internet. » Quels sont les nouveaux défis que l’entraide protestante se doit d’affronter à présent ? La pauvreté a changé de visage. La précarité est massive, insidieuse. Aux chômeurs, aux travailleurs pauvres, aux sans-logis, s’associent les migrants de toutes origines, que la guerre, la misère, l’arbitraire, l’insécurité, ont poussés sur les routes de l’exil. En attendant les migrants climatiques. Il s’agit d’accueillir, d’écouter, de répondre aux besoins, à des besoins nouveaux parfois, et de se laisser déplacer dans nos convictions, bousculer dans nos stéréotypes. De vivre la rencontre, toujours inédite.

Tel est le prix de la grâce pour notre temps. Et ce service d’entraide, renouvelé, réinventé, reconfiguré, a décidément un goût d’Évangile.