Préambule
Maintenant, tout le monde le sait et l’a admis : Jésus était juif et non pas chrétien, et il est resté juif jusqu’à la fin, jusqu’à sa mort. Et tout le monde le sait, ou presque, ce n’est pas lui, Jésus, qui a fondé le christianisme. Ce sont ses premiers disciples et en particulier Paul.
Très bien, mais il y a quand même un point qui dérange. Ce point, c’est l’eucharistie. L’eucharistie, c’est un sacrement du Christianisme et nullement du Judaïsme. Et pourtant, dans les églises et dans les temples protestants, avant de célébrer l’eucharistie, on rappelle de quelle manière elle a été instituée par Jésus, lors du dernier repas qu’il a pris avec ses disciples.
Il pourrait donc sembler que Jésus, au moins au cours de ce dernier repas, ait cessé de se comporter en juif traditionnel et ait créé un rituel nouveau et, pour le dire brutalement, un sacrement chrétien.
Je voudrais montrer dans cet article qu’il n’en n’est rien. En effet, le repas que Jésus célèbre avec ses disciples relève d’un rituel traditionnel du judaïsme. C’est le repas de Seder que les juifs célèbrent la veille de la Pâque juive. Et c’est là la raison pour laquelle j’ai donné à cet article ce titre quelque peu surprenant et iconoclaste “L’eucharistie, un sacrement[1] juif ou chrétien?“
Ainsi, on est en droit de poser cette question : pourquoi et de quelle manière le rituel juif du dernier repas que Jésus a pris avec ses disciples a t-il pu devenir le rituel de la liturgie chrétienne de l’eucharistie ? Faudrait-il considérer que le christianisme, dès ses origines, s’est démarqué, au moins sur certains points (sur le sens du repas eucharistique par exemple) de l’enseignement de Jésus et de la manière dont il vivait et pratiquait son judaïsme?
Cette question en pose d’autres, plus générales : Comment s’est opéré le passage du judaïsme au christianisme? Comment la prédication de Jésus a t-elle pu fonder un christianisme très différent du judaïsme? De quelle manière le christianisme perpétue t-il le judaïsme? Quelle est la spécificité du christianisme par rapport au judaïsme?
Avant d’en venir à ces questions, je commencerai donc par réfléchir sur la manière dont, selon les Evangiles, Jésus a célébré avec ses disciples le repas de Seder. Et je voudrais en particulier m’intéresser à une question qui, j’en suis sûr, interpelle bien des lecteurs de cette Revue : Qu’a voulu dire Jésus lorsque, au cours de ce repas avec ses disciples, il leur a dit en leur donnant une galette de pain azyme : « Ceci est mon corps » puis, en leur tendant une coupe de vin, « Ceci est mon sang »?
Après avoir élucidé le sens de ces deux paroles, nous pourrons mieux expliciter la spécificité de Jésus par rapport au judaïsme de son temps et l’innovation que constitue le christianisme par rapport à ce judaïsme.
Manger le corps du Christ et boire son sang , qu’est-ce à dire?
Il faut le reconnaître clairement et simplement. Lorsque Jésus dit, en montrant une galette de pain « Ceci est mon corps »[2], on a du mal à comprendre. Et de même, lorsqu’il ajoute « Ceci est mon sang» en montrant une coupe de vin qu’il présente à ses disciples, on ne comprend pas davantage. Et on ne comprend pas plus qu’il faille manger ce « corps“ et boire ce “sang“. N’insistons pas, ce serait déplacé, sur le fait que ces expressions évoquent une forme de cannibalisme et de vampirisme.
Bien sûr, puisqu’il est là en chair et en os, en corps et en sang, au moment où Jésus prononce ces paroles, on pourrait supposer qu’il use d’une figure de style. De fait, je peux très bien dire, en montrant ma pipe, mes lunettes et ma bibliothèque : « Ça, c’est moi », sans que je ne sois pour autant ni une pipe, ni une paire de lunettes. Et on peut imaginer que la mère de Marcel Proust, en lui donnant une madeleine, lui dise: « mange, ceci, c’est ton enfance, c’est Combray », et même « C’est moi, ta maman ». Et ce, bien évidemment sans que la madeleine ne se transforme en sa mère.
Mais il paraît que les formules de Jésus ne relèvent ni du symbolisme, ni de la métaphore. En effet, dimanche après dimanche, ceux qui se réclament de ce Jésus se retrouvent autour d’un sacrement, l’eucharistie chez les catholiques et la Sainte Cène chez les protestants. Au cours de ce rituel, on « rejoue » la scène et la Cène du repas au cours duquel Jésus a prononcé ses paroles si énigmatiques. On donne aux fidèles une galette de pain azyme et quelquefois une coupe de vin, et on leur dit que ce sont « le corps et le sang du Christ ». Et ils doivent les recevoir comme tels.
Le corps du Christ n’est pas le corps de Jésus
Mais que faut-il entendre par « corps et sang du Christ »? Ce n’est nullement évident. Et ce qui n’est pas clair non plus, c’est la manière dont le pain et le vin de l’eucharistie chrétienne « sont » le corps et le sang du Christ[3].
Quoi qu’il en soit, je voudrais insister sur un point. Le dernier repas de Jésus, c’est une chose ; l’institution par l’Eglise de l’eucharistie, cela en est une autre. Jésus n’a jamais dit que le pain et le vin qu’il donnait à ses disciples étaient “le corps et la sang du Christ“, et inversement le rituel de la célébration[4] de l’eucharistie chrétienne ne dit nullement que le pain et le vin consacrés sont “le corps et le sang de Jésus“. Il faut faire la différence entre d’une part ce que Jésus a dit lors de son dernier repas (« Ceci: mon corps, ceci: mon sang »[5]) et d’autre part les paroles instituées par l’Eglise pour consacrer le pain et le vin en « corps et sang du Christ ».
« Le Christ » et aussi le « Corps du Christ » sont des créations théologiques de la toute première Eglise chrétienne. Le Christ, ce n’est pas Jésus, c’est une entité théologique, au même titre que le Verbe de Dieu, le Seigneur, le Sauveur, le Saint Esprit etc. De plus le « corps du Christ », sous la plume de Saint Paul, désigne souvent l’organisme vivant du Christ et des fidèles (1 Cor. 10,17; 12,27), c’est-à-dire l’Eglise (Eph. 1,23; Col. 1,24). Ainsi il est clair que le « corps du Christ » et « le sang du Christ » dont il est question dans la célébration eucharistique de l’Eglise chrétienne ne sont pas le corps et le sang du Jésus de l’histoire.
Qu’a voulu dire Jésus lors de son dernier repas avec ses disciples?
Mais revenons à cette question : Qu’a voulu dire Jésus lorsque, au cours du dernier repas qu’il a eu avec ses disciples, il a dit « Prenez et mangez, ceci (est) mon corps » et « Buvez-en tous, ceci (est) mon sang » en leur donnant une galette de pain et en leur présentant une coupe de vin?
Je reconnais que la question n’est pas simple. En effet, nous ne connaissons le récit du dernier repas du Jésus historique que par les Evangiles et ceux-ci ont été écrits en 70 après JC, c’est-à-dire trente cinq ans après la mort de Jésus et quinze ans après les premières Epîtres de Paul, c’est-à-dire à un moment où le rituel de l’eucharistie avait déjà été établi par la première Eglise. Il est donc probable que la rédaction du texte des Evangiles relatant le dernier repas du Jésus historique a pu être influencée par la manière dont avait été déjà institué le rituel eucharistique de l’Eglise primitive.
S’il en est ainsi, peut-on cependant essayer de retrouver, sous la couche théologique du christianisme naissant, le sens que Jésus lui-même a voulu donner à ses propos?
C’est ce que je vais tenter de faire. Et comment puis-je avoir cette audace ? En me souvenant que Jésus était juif et non chrétien, et que le repas au cours duquel il a prononcé ces paroles était non pas la première eucharistie chrétienne, mais une célébration relevant d’un rituel juif. Et qu’en conséquence elles doivent être interprétées par référence aux pratiques et à la liturgie de ce rituel.
Jésus célèbre avec ses disciples le repas rituel du Seder
De fait, le dernier repas que Jésus prend avec ses disciples avant sa mort est le repas de Seder, le repas célébré par les Juifs à la veille de la Pâque juive. Ce point est admis par presque tous les spécialistes du Nouveau Testament[6].
Expliquons-nous. Jésus est venu à Jérusalem avec le désir et l’intention d’y être mis à mort le jour de la Pâque juive, et ce pour faire de sa mort un sacrifice à l’image du sacrifice des agneaux effectué par les juifs lors de cette fête.
Rappelons d’abord les origines de la Pâque juive. La Pâque a d’abord été une célébration de pasteurs dont le troupeau était la ressource la plus importante. Cette fête se déroulait de nuit et réunissait toute la famille. On immolait un animal, agneau ou chevreau, et le père de famille accomplissait le “rite du sang“. Il oignait les montants de la tente avec le sang de la victime et ce, par un rite plus ou moins magique, pour éloigner les puissances hostiles et protéger la demeure. Par la suite, ce rituel a été mis en relation avec l’action de Dieu lors de la sortie d’Egypte. De fait, Dieu demanda aux Israélites de sacrifier des agneaux et d’oindre de leur sang le linteau de leurs maisons pour qu’elles soient épargnées lorsqu’Il frapperait les Egyptiens et les maisons égyptiennes. Les agneaux sont ensuite consommés lors d’un repas de nuit (Exode 12,7 sq).
La veille de la fête de Pâque, et comme tous les juifs, Jésus célèbre le repas de Seder pour faire mémoire de la Sortie d’Egypte. Et c’est dans le cadre bien précis de ce repas rituel et traditionnel qu’il inclut ses propres gestes et ses propres paroles.
Jésus transforme le rituel de Seder sur trois points
Ainsi, c’est la liturgie de ce repas de Seder qui permet de comprendre le sens des paroles de Jésus. Les étapes du dernier repas telles qu’elles sont relatées dans les Evangiles suivent l’ordre rituel du repas de Seder à cette époque. Et nous avons connaissance de ce rituel par le Traité Pessahim de la Mishnah.
Mais Jésus apporte au rituel du repas de Seder des modifications substantielles. Et c’est en ceci qu’il renouvelle profondément le sens de ce repas.
Et ce sur trois points.
Premier point: Les ablutions préliminaires.
Avant le début du repas, un esclave ou un jeune homme lave les mains de celui qui préside le repas et qui est considéré comme un « roi » au milieu des siens.
Jésus, d’après l’Evangile de Jean (Jean 13,4), inverse le sens de ce rituel. C’est Jésus, alors qu’il préside ce repas, qui endosse la fonction du serviteur. Il verse de l’eau dans un bassin et lave les pieds de ses disciples..
En fait, l’Evangile de Jean relate la première étape du repas de Seder, celle des ablutions. Les Evangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) , eux, ne relatent pas cette première étape. En revanche, l’Evangile de Jean, lui, ne rapporte pas les suivantes afférentes au pain et à la coupe[7], alors que les trois autres Evangiles, eux, les relatent.
« Ceci est mon corps »: qu’est-ce à dire?
Deuxième modification par rapport au rituel du repas de Seder : Les paroles de Jésus à propos du pain
Lors du Seder pascal, le président du repas présente aux participants trois galettes rondes de pain non levé[8]. Ces trois mazzoth représentent respectivement le « corps » des prêtres (comme on dit le corps des ingénieurs de Mines), le corps des lévites et enfin le peuple d’Israël dans son ensemble. L’une de ces galettes est rompue et chacun des participants du repas en reçoit une part.
Jésus, lui, utilise une seule galette. Il rassemble les trois galettes en une seule. La galette que Jésus donne à ses disciples représente à elle seule les prêtres, les lévites et le peuple d’Israël, c’est-à-dire l’ensemble du Judaïsme, de son histoire, de ses traditions et de ses formes de piété. Et lorsque Jésus dit: « Ceci: mon corps », « ceci » désigne non pas la galette elle-même, mais ce qu’elle signifie et représente. De fait, Jésus ne dit pas « Cette galette, c’est mon corps », il dit « ceci ». Et ce « ceci » désigne ce que représente et symbolise la galette qu’il montre, c’est-à-dire ce que l’on pourrait appeler le “corps“ des prêtres, des lévites et du peuple d’Israël, c’est-à-dire le “corps“ des traditions et des enseignements du Judaïsme. De même si on dit en montrant le drapeau tricolore, « Ceci, c’est ce que chaque Français porte dans son cœur », « ceci » désigne non pas le drapeau, mais ce que représente et symbolise le drapeau. Ce que les Français portent dans leur cœur, ce n’est pas un morceau de tissu, c’est la France avec ses traditions, son histoire et ses valeurs.
Donc Jésus dit « Ceci: mon corps ». Nous avons vu le sens de « ceci ». Reste à comprendre celui de « mon corps ». Il ne s’agit bien évidemment pas de son corps charnel. Il s’agit de ce qu’il est. « Mon corps » désigne la personne de Jésus. Jésus parlait l’araméen, très proche de l’hébreu et le mot hébreu qu’a utilisé Jésus (le mot basar, qui a été traduit en grec par soma) désigne l’homme dans son humanité, l’homme « de chair et de sang » (Neh. 5,5; Is 40, 5-6; Is 49,26 etc.). Et pour le grec biblique de cette époque, le « corps » (soma), c’est en fait la personne elle-même (cf. 1 Cor 6,19). De même lorsque Jean dit que la Parole s’est faite « chair », il veut dire qu’elle s’est faite homme . « Chair » désigne l’homme dans son humanité et sa fragilité. Cela ne désigne pas la chair du corps de Jésus!
De plus, le fait que le « ceci: mon corps » soit suivi d’un « ceci: mon sang » confirme que ce que Jésus désigne, c’est bien ce qu’il est en tant qu’homme de chair et de sang. En grec, aussi bien qu’en français, on utilise l’expression “la chair et le sang“ (ou “le corps et le sang“) pour caractériser la nature humaine, c’est-à-dire l’homme dans sa pleine humanité[9].
Ainsi, en disant « Ceci: mon corps », Jésus dit en fait: Le judaïsme dans son ensemble, c’est ce que je suis, c’est l’homme que je suis. Pour le dire autrement : J’incarne le judaïsme dans toutes ses composantes; je suis le judaïsme fait homme et « corps »; je suis le porteur, l’in-corporation et l’incarnation de l’ensemble des prêtres, des lévites et du peule d’Israël.
En donnant à manger à ses disciples la galette qui le représente, Jésus les fait communier à ce qu’il in-corpore en lui-même, c’est-à-dire à l’essence et à la mission du judaïsme. Ce qu’il leur donne, ce n’est ni le corps du Christ, ni son propre corps, c’est le corps du Judaïsme. Il leur donne le “ corps“ du Judaïsme qu’il incarne dans son propre “corps“. Ainsi, Jésus, loin de se désigner comme le prophète d’une religion nouvelle, se présente comme l’incarnation de la foi juive.
« Ceci est mon sang », qu’est-ce à dire?
Troisième modification par rapport au rituel du repas de Seder : les paroles à propos du vin
Dans le rituel du repas de Seder, le célébrant élève successivement pour une bénédiction quatre coupes de vin; et celles-ci sont bues par les fidèles au cours du repas. La première est celle de la sanctification, la deuxième celle de la délivrance, la troisième celle de la rédemption et la quatrième celle de l’élection. Ceci pour reprendre les quatre promesses faites par Dieu à son peuple lors de la sortie d’Egypte (Ex 6,6-8). En buvant le vin de ces coupes, les participants du repas se mettent au bénéfice de ces quatre promesses et de la délivrance opérée par la Sortie d’Egypte[10].
Quant au vin de ces coupes, il représente le sang des agneaux sacrifiés le jour de la Pâque, en mémoire de cette délivrance[11]. En fait, ce vin, c’est “le sang de l’Alliance“ que Dieu a conclue avec son peuple lors de la Sortie d’Egypte (cf. à ce sujet les paroles de Moïse rapportées en Exode 24,8)
La quatrième coupe s’accompagne de cette prière qui reprend le verset 6 du Psaume 79: « Répands ta colère sur les peuples qui ne te reconnaissent pas et les royaumes qui ne prononcent pas ton Nom »[12].
Jésus élève seulement une coupe (sauf dans la version de Luc où il en élève deux) et celle-ci conjugue la signification des quatre coupes. Elle rappelle à elle seule l’Alliance que Dieu a conclue avec son peuple. Mais Jésus apporte une modification substantielle. Il ne prononce pas l’imprécation du Psaume 79. Bien au contraire. De fait, après avoir partagé le pain avec les disciples, « Jésus prit ensuite une coupe, et après avoir rendu grâce, il la leur donna en disant : Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui est répandu pour beaucoup » (et Marc 14,24 dit « pour la multitude »), « pour le pardon des péchés » (Mat 26,28).
Jésus dit que son sang, le sang de l’Alliance, est répandu non pas pour les seuls juifs (les non juifs étant exclus et maudits), mais « pour la multitude ». Par ce terme, « multitude »[13], il met les non-juifs au bénéfice des promesses qui, selon le rituel traditionnel du Seder, étaient réservées au seul peuple juif. Et ceci, incontestablement, c’est une nouveauté radicale par rapport au judaïsme ou, plus précisément, par rapport au judaïsme de l’époque de Jésus.
Mais venons-en maintenant à cette question : Qu’a voulu dire Jésus lorsque, en montrant la coupe de vin, il a dit « Ceci: mon sang »?
On ne peut comprendre cette parole que si on la met en parallèle avec celle de Moïse rapportée en Exode 24,8 : « Moïse prit le sang (le sang des animaux qui avaient été sacrifiés) et le répandit sur le peuple en disant: voici le sang de l’alliance que l’Eternel a conclue avec vous ». Ainsi Jésus reprend la formule de Moïse (« voici le sang de l’Alliance») mais il le fait pour proclamer une Alliance nouvelle, celle qui avait été annoncée en particulier par le prophète Jérémie (Jer 31, 31-34)[14].
En disant « Ceci est mon sang versé pour la multitude pour le pardon des péchés », Jésus change le sens qu’avait le vin dans le repas de Seder. Dans ce repas, ce vin était la représentation du sang des agneaux sacrifiés le jour de la Pâque (de fait, lors des repas sacrificiels, on buvait du vin[15]). Mais Jésus donne à ce vin un autre sens. Il devient le symbole du sacrifice[16] que Jésus accomplira le lendemain, le jour de la Pâque.
Le sacrifice par lequel, le jour de la Pâque, Jésus donne sa vie, c’est-à-dire son sang, se substitue à celui des agneaux. Plus exactement, il le subsume. Jésus se voit comme l’Agneau de Dieu (cf. Jean 19,36). De même que Jésus avait fait de son corps (c’est-à-dire de sa personne) l’incarnation du “corps d’Israël“ dans son ensemble, il fait de son propre sacrifice la récapitulation et l’assomption de tous les sacrifices de la tradition juive. Et il en fait un sacrifice salvateur pour l’ensemble du genre humain.
Mais il faut insister sur un point. Même s’il modifie la teneur et la forme du repas de Seder, Jésus reste dans le cadre du judaïsme traditionnel. De fait, non seulement Jérémie avait annoncé la nouvelle alliance qu’institue Jésus, mais le prophète Isaïe avait aussi annoncé qu’un “Serviteur de l’Eternel“, en tant que représentant et Messie du peuple juif, aurait pour mission d’être livré « tel un agneau »[17] en « sacrifice de culpabilité » « en se livrant lui-même à la mort » et « en se chargeant des fautes de beaucoup » (Isaïe 53). Et Jésus s’est très vraisemblablement donné pour vocation d’être ce Serviteur de l’Eternel (cf. Marc 10,45 et Luc 22,37 où Jésus lui-même cite Isaïe 53,12). Et ce qu’il faut souligner, c’est que ce Serviteur a clairement une mission universelle de salut et de libération qui doit atteindre les extrémités de la terre (Is. 42,1-9).
Il resterait à expliquer le sens du sacrifice par lequel Jésus donne sa vie pour que nous soyons sauvés. Mais ce n’est pas ici notre propos.
Jesus, le porte-parole et l’ambassadeur du judaïsme auprès des non-juifs
Résumons-nous. Ce que nous avons voulu montrer, c’est que, lors du repas de la Pâque juive, Jésus se présente comme l’incarnation du judaïsme; mais il explicite également clairement que, contrairement à ce que les juifs pensaient à l’époque, les bénéfices de l’Alliance conclue par Dieu avec le peuple d’Israël valait pour l’ensemble de l’humanité[18].
Pour le dire autrement, Jésus est resté tout à fait fidèle au judaïsme, mais il a étendu aux non-juifs des promesses que le judaïsme réservait aux seuls juifs.
Reprenons ces deux points.
• Jésus est resté fidèle à la foi juive et c’est elle qu’il a prêchée. Le christianisme a prêché Jésus-christ, mais Jésus, lui, n’a pas prêché Jésus Christ.
Jésus ne s’est pas considéré comme le fondateur d’une religion nouvelle. Bien au contraire, il s’est voulu le représentant, et même l’incarnation de l’Israël fidèle et obéissant à Dieu (un peu comme le Général de Gaulle, en 1940, s’est considéré investi de la mission d’être “la vraie France“).
Certes, Jésus, dans sa prédication, a particulièrement insisté sur certains thèmes, le pardon de Dieu pour les pécheurs par exemple. Certes, il s’est montré un “libéral“ par rapport au Sabbat et aux règles rituelles du judaïsme de son temps. Mais, même sur ces points, il n’a pas innové davantage que d’autres rabbis juifs de son temps.
• Ainsi, ce qu’il y a de nouveau chez Jésus, ce n’est pas le contenu de son enseignement, c’est le fait qu’il ait annoncé que Dieu était non seulement le Seigneur et le Sauveur d’Israël, mais aussi celui des non-juifs (les « nations »)[19].
En fait, plutôt que de dire qu’il l’a annoncé, il vaudrait mieux dire qu’il l’a rappelé. De fait, pour le judaïsme, et en particulier celui des prophètes, Dieu, même s’Il est d’abord le Sauveur du peuple d’Israël, peut aussi être celui des « nations »[20]. En effet, la fonction d’Israël était de permettre, grâce à son entremise et sa médiation, la bénédiction et la réconciliation du monde entier (Is. 19,23-25). Et à partir du IIIème siècle avant notre ère, nombre d’écrits juifs soulignent l’universalisme de Dieu et présentent le message du judaïsme comme recevable dans d’autres cultures.
Mais il faut reconnaître que, à l’époque de Jésus, ceci avait été quelque peu occulté sans doute parce qu’Israël, assailli par des puissances étrangères, a voulu alors sauvegarder la spécificité de son élection.
Mais Jésus est venu. Et il s’est donné pour mission d’être le porte-parole et l’ambassadeur auprès des “nations“ du message porté par le judaïsme. C’est en effet comme cela que j’aimerais le définir. Il a témoigné, jusque par sa mort, que l’Alliance de Dieu valait pour tous. Il a annoncé que la « multitude » était, tout comme le peuple juif, au bénéfice de cette Bonne Nouvelle (Mat. 8,11). D’ailleurs, la plupart des paraboles qu’il a prêchées (le fils prodigue, les ouvriers de la onzième heure, les invités du grand Banquet etc…) vont dans ce sens.
Le christianisme, un judaïsme pour les non-juifs
Dès lors, s’il en est ainsi, comment faut-il considérer le Christianisme? Le christianisme a pour fonction de faire connaître aux “nations“ (aux non-juifs) le salut qui leur est offert et l’alliance que Dieu veut conclure avec eux. Pour le dire par une formule simple et, je le reconnais, quelque peu provocante: le christianisme n’est rien d’autre que le judaïsme pour les non-juifs.
D’ailleurs, historiquement, ceci est tout à fait incontestable. Le « christianisme » naissant ne se concevait lui-même que comme une forme de judaïsme. Ce n’est que très progressivement qu’il s’est détaché du judaïsme. Même Paul considère la communauté chrétienne comme le « Reste d’Israël » chargé de perpétuer le vrai judaïsme, d’assurer la continuité du peuple élu et de remettre les fils d’Israël qui se sont égarés dans le bon chemin (Rm. 11,1-5, 13-15, 25-27).
En fait, à l’origine, le christianime n’a été qu’une des branches du judaïsme. que Jésus ait été vu comme le Messie par les fidèles de la première communauté chrétienne n’a pas été déterminant dans la séparation du christianisme d’avec le judaïsme.
En fait la scission entre le christianisme et le judaïsme s’est faite surtout à cause de l’abandon, par les communautés fondées par Paul, de la circoncision et des prescriptions rituelles (alimentaires en particulier) de la loi juive. Cela, les juifs de l’époque ne pouvaient l’accepter.
C’est également l’importance grandissante du nombre de païens convertis à Jésus-Christ par rapport à celui des juifs ralliés à Jésus qui a fait basculer les choses. Le christianisme est devenu rapidement plus « pagano-chrétien » (composé de païens convertis au Christ) que « judéo-chrétien » (composé de juifs ralliés à Jésus). Et les pagano-chrétiens ne pouvaient plus se reconnaître dans l’orbite du judaïsme.
Ainsi, ce qui a été décisif dans la séparation du christianisme par rapport au judaïsme, ce n’est pas tant le fait que le christianisme naissant ait reconnu en Jésus le Christ et le Rédempteur, mais le fait qu’il se soit réclamé de la prédication de Jésus pour accueillir et annoncer le salut à des non-juifs restant non-juifs, c’est-à-dire non soumis aux prescriptions rituelles du judaïsme.
Mais à une autre époque, trois siècles avant JC ou trois siècles après, il en aurait été tout autrement. En effet, dans le passé, le judaïsme pensait que les nations pouvaient bénéficier de la grâce de Dieu sans pour autant avoir à appliquer les prescriptions de la loi de Moïse[21]. Et cette tradition de l’accueil des païens a été ensuite reprise par le judaïsme quelques siècles après Jésus-Christ[22].
Au fond, si Jésus était né trois siècles plus tôt ou trois siècles plus tard, les pratiques du christianisme primitif auraient été admises par le judaïsme. Et la position de Paul, accueillant les païens convertis sans les soumettre aux prescriptions de la loi juive, aurait pu être acceptée. Et le christianisme serait resté le “ service de mission“ du judaïsme parmi les païens[23].
[1] Je sais que le mot “sacrement“ n’est utilisé que par les églises chrétiennes, mais il n’y a pas d’inconvénient, me semble t-il, à considérer que le judaïsme avait ses propres sacrements, la circoncision et le repas pascal de Seder, par exemple.
[2] Mat. 26,26; Marc 14; Luc 22, 19
[3] Que veut dire le Concile de Trente lorsqu’il édicte que le Christ présent dans l’eucharistie est « mangé sacramentellement et réellement »? Que veut-il dire lorsqu’il affirme: « Après la consécration du pain et du vin, notre Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, est présent vraiment, réellement et substantiellement sous l’apparence de ces réalités sensibles » (Décision du 11 octobre 1551)? Ainsi, ce n’est qu’en « apparence » que le pain et le vin consacrés sont perçus par nos sens comme du pain et du vin. On aura tout vu!, si j’ose dire.
[4] De fait, Paul (1 Cor. 10,16 entre autres) et à sa suite l’Eglise parlent toujours du corps du Christ et non du corps de Jésus.
[5] Nous écrivons « Ceci: mon corps « parce que, dans la langue araméenne (dans laquelle Jésus s’est exprimé), « est » n’existe pas.
[6] Les spécialistes débattent de la date précise à laquelle Jésus a été immolé et aussi de celle à laquelle il a tenu son dernier repas avec ses disciples. Mais ces questions n’importent pas pour notre propos.
[7] On s’est demandé pourquoi l’Evangile de Jean ne rapportait pas les paroles instituant la consécration du pain et du vin eucharistiques. Peut-être est-ce parce que celles-ci étaient considérées comme secrètes, voire ésotériques, et ne pouvaient donc être connues que des seuls admis au repas du Seigneur.
[8] Le fait que ces galettes sont de pain non levé (pain azyme) rappelle que la sortie d’Egypte avait été un départ libérateur, mais aussi précipité par une urgence.
[9] Mat. 16,17; Eph 6,12 et surtout Heb 2,14 qui caractérise Jésus comme un être de chair et de sang.
[10] Et il y avait peut-être aussi une cinquième coupe, la coupe d’Elie, qui restait sur la table car elle ne pouvait être bue avant la venue du Messie.
[11] Pour comprendre que le vin puisse représenter le sang et le salut, il faut d’abord se rappeler qu’à cette époque le vin pouvait être considéré comme un médicament (Luc 10,34; 1 Tim 5,23) et donc une forme de délivrance. De plus, dans la tradition juive, on buvait du vin lors des repas sacrificiels (1 Sam 1, 9 et 14). De fait, lors des sacrifices d’animaux, le vin avait une place importante. A chaque sacrifice d’un agneau en particulier, on devait joindre une libation de vin (Ex 29, 40 sq; Nombres 15,5 ;etc), ce vin étant versé sur l’autel des sacrifices. Ainsi, dans le repas de Seder, les coupes de vin ont, entre autres significations, celle de représenter le sang des agneaux immolés le jour de la Pâque.
[12] Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ce genre d’imprécation n’est pas propre au judaïsme. Le livre de l’Apocalypse évoque également « le vin de la fureur de Dieu versé sans mélange dans la coupe de sa colère » (Apoc 19,15)
[13] cf. Actes 14,1 et aussi Gen.17,4.
[14] Nous citons ce texte magnifique mis dans la bouche de Dieu: « Voici, les jours viennent… où Je conclurai avec la maison d’israël et la maison de Judas une alliance nouvelle, non l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères le jour où je les ai saisis par la main pour les faire sortir du pays d’Egypte… Tous me connaîtront, du plus petit jusqu’au plus grand, car Je leur pardonnerai leurs fautes et ne me souviendrai plus de leurs péchés.
[15] 1 Sam. 1,9.14
[16] Jean 19,34 présente le sacrifice de Jésus comme un sacrifice sanglant, comme l’est celui des agneaux sacrifiés lors de la Pâque.
[17] En araméen talja (Isaïe 40, 11) signifie à la fois “agneau“ et “serviteur“
[18] Sources pour cette analyse: Schalom Ben Chorim, Mon frère Jésus, Seuil 1983, p. 153-160 et Abbé Alain-René Arbez, La première « eucharistie chrétienne » dreuz.info sur internet à l’entrée Repas de Seder. Et aussi le Dictionnaire critique de théologie (dir. J. Y. Lacoste) , P.U.F. Quadrige 1998, articles Pâque, Corps, Vin, Serviteur de Yhwh.
[19] De fait, les Evangiles rapportent que Jésus-Christ ressuscité a ordonné: Allez, faites de toutes les nations des disciples et baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit (Mat; 26,19).
[20] Selon Amos 9,7, les fils d’Israël sont sans privilège spécifique par rapport aux Koushites qui portant constituent le type même d’un peuple étranger au Dieu de l’Alliance avec Israël. Selon le même texte, les Philistins et le Aramites, qui sont pourtant des ennemis d’Israël, sont néanmoins au bénéfice d’une action salvatrice de Dieu. De plus, un oracle tardif du livre d’Isaïe (Is 9-25) imagine une Égypte convertie, bénie par Dieu, à égalité avec Israël et l’Assyrie.
[21] cf. Za 14,9; Ps 36,6 sq; Ps 145,14 sq; Gn 50,20. Les païens “craignant Dieu“ n’étaient sans doute pas soumis à la loi de Moïse et, en particulier à la loi du Sabbat cf. Elie Benamozegh, Israël et l’humanité, Albin Michel 1961, p.283.
[22] cf. l’enseignement datant du troisième siècle de notre ère de la Tossephta sur Sanhedrin XIII, 2: « Les pieux et les justes des nations, observant les sept lois noachiques, hériteront du monde à venir, tout comme Israël »; cité par Alain Goldmann, in Y a t-il une morale judéo-chrétienne, Prades, In Press, 2001. Les lois noachiques concernaient les seuls païens. Elles étaient plus générales et moins exigeantes que les prescriptions de la loi de Moïse applicables au seul peuple juif.
[23] Pour un développement plus complet sur ces points, voir ma contribution au livre collectif de Gérard Israël, Alain Houziaux, Khaled Bentoumès, Le Coran, Jésus et le Judaïsmme, Desclée de Brouwer 2004, p. 64-82