Dans ce verset repris par Jésus, il est question littéralement de ceux qui tètent. C’est donc par ceux qui sont au sein, pleurent, babillent, ont besoin d’être nourris, lavés, changés, que Dieu affirme sa puissance !
Si la figure des tout-petits symbolise aussi la condition des disciples face aux puissants, cela ne doit pas nous faire ignorer la condition des nourrissons qui sont au milieu de nous et la place que Dieu leur donne au quotidien. Au cours des siècles, c’est l’éducation et l’accompagnement des enfants en âge de raison qui ont été privilégiés. Mais que disons-nous au sujet de ceux qui sont encore au sein ou dans la poussette ?
Dans l’Ancien Testament, les nourrissons sont la figure des plus vulnérables, souvent liés au sort de la mère, premières victimes lors des guerres. Chez Paul (1 Corinthiens 3,1) ou dans la Lettre aux Hébreux (5,13), l’enfant semble, à une première lecture, n’être que le symbole de l’immaturité spirituelle de certains croyants qui ont besoin de lait, des bébés incapables de supporter une nourriture solide, opposés aux adultes qui ont les sens pour discerner ce qui est bon et ce qui est mauvais.
Nous savons que, dès le plus jeune âge, les enfants ont donc besoin d’adultes protecteurs et bienveillants, d’un accès à l’éducation et de lieux sécurisés pour grandir.
Alors comment comprendre cette affirmation que la voix des nourrissons est une force face aux puissants et que l’Évangile est révélé aux tout-petits et caché aux sages et aux intelligents ? Si les tout-petits ne peuvent pas exercer de discernement comme les adultes, comment peuvent-ils être les premiers récepteurs de la Bonne Nouvelle et devenir une vraie force dont Dieu se sert contre les puissances mortifères ?
Observons simplement que, de leur condition, il est dit quelque chose de la foi. D’une part, les tout-petits sont dépendants et disponibles, contrairement aux adultes qui cherchent l’autonomie à tout prix (vivre sans Dieu, sans solidarité, sans dépendance, sans devoir…) et qui cherchent à être plein de tout (d’argent, de sagesse, de connaissance…). D’autre part, les tout-petits rappellent aussi la fragilité de la condition humaine, qui devient une vraie force pour celui qui l’accepte, qu’il soit roi ou mendiant.
La foi est donc la reconnaissance d’une dépendance, que Dieu appelle à vivre sous forme d’alliance avec lui et sous forme de solidarité, de communion avec ses semblables.
La psychologie nous a appris à comprendre que le bébé est une personne. Déjà, les auteurs bibliques, en prenant l’exemple du nourrisson pour nous parler de la foi, nous indiquent que même s’il ne comprend pas tout et qu’il ne peut pas discerner ce qui est juste, le bébé est pleinement en relation par la parole qu’il reçoit et qu’il va bientôt prononcer, mais aussi par d’autres langages qui passent par un geste, une présence, un toucher… Le psaume 139 dit : « Tu m’abritais dans le sein maternel ! » Ce verset résonne fortement quand les parents entrent en relation avec les bébés qui sont encore dans le ventre de la mère, via l’haptonomie par exemple, où les pères peuvent alors prendre toute leur place grâce au son de la voix ou par un toucher délicat. En affirmant cette relation dès les origines, le psalmiste peut alors chanter : « Je confesse que je suis une vraie merveille ! »
Il ne s’agit donc pas de faire semblant d’être des nourrissons, ou de se comporter comme des enfants mais, en tant qu’adultes, de vivre certaines caractéristiques du nourrisson au niveau spirituel. Dieu, comme une mère ou un père aimant, a choisi d’entrer en relation avec nous et de nous trouver merveilleux. Le Royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent, dit Jésus. Pas physiquement, pas intellectuellement, pas naïvement, mais lorsque nous acceptons une dépendance et même une interdépendance avec Dieu, les autres et les êtres vivants. Lorsque nous continuons à nous élancer vers l’avenir quel que soit notre âge, pour grandir dans la foi et recevoir en toute humilité cette nourriture spirituelle solide dont parle Paul.
Enfin, les nourrissons ne sont pas simplement des sujets de prédications ou d’illustrations de la foi pour des adultes en quête de sens : ils sont là ! Et quelle joie de les entendre couper la parole des sages et des bavards les obligeant ainsi à oser une parole ou un geste spontané pour les accueillir et honorer leur présence ! Les obliger aussi à sortir de leurs textes, leur récit, leur programme pour entrer en relation avec ces petits êtres dont ce n’est pas le seul devenir qui nous intéresse, mais ce qu’ils vivent dans un temps et un espace partagés, avec leurs besoins du moment : une couche à changer, une faim à combler, une peur à apaiser, un mal aux dents à soulager… Le spirituel ne peut pas se vivre sans accueillir l’autre avec ses spécificités, qu’il soit nourrisson, en situation de handicap, âgé ou simplement fatigué… Oui, les fragiles et les dépendants renvoient à tous les forts, puissants, valides, performants, intelligents, sages, dominants, leur vanité.
« Dieu a choisi ce qui est folie aux yeux du monde pour couvrir de honte les sages ; il a choisi ce qui est faiblesse aux yeux du monde pour couvrir de honte les forts ; il a choisi ce qui est bas, méprisable ou qui ne vaut rien aux yeux du monde pour détruire ce que celui-ci estime important. » (1Cor 1,27-28)
Puissions-nous demain nous extasier non pas d’une « sagesse » discrète des nourrissons, mais d ’une présence qui nous oblige.