Selon une formule du théologien protestant Paul Tillich, Dieu ne nous demande pas de devenir un peu plus acceptable ou un peu moins inacceptable pour nous accepter. En Jésus-Christ, il nous accepte, bien que nous soyons inacceptables. Cette bonne nouvelle, qu’annonce l’évangile, la Réforme la redécouvre et la proclame.
Cette question est évidemment au cœur de l’activité d’aumônier de prison, c’est même le centre du message que nous proclamons quotidiennement dans les prisons françaises
La dignité du sujet devant Dieu est antérieure aux actions. Chacun a une valeur infinie. L’Evangile dit vrai. La dignité nous vient de l’extérieur, indépendamment de notre valeur, par grâce. Cette Evangile qui nous apprend à ne pas réduire la personne à ses actes. « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font », prie le Christ devant les Romains venant de le crucifier.
Une conception de la dignité basée sur la valeur de la personne ou de la qualité de sa vie pose des problèmes, cela en pose pour soi-même, cela en pose dans sa relation aux autres et c’est une ultime injure faite aux blessés de la vie, aux mal-nés, aux coupables, aux condamnés… Non seulement ils ont déjà des difficultés, mais en plus notre conception de la dignité les dévalorise.
La dignité ne peut être ni de doit être jaugée. Le Christ nous dit : « Vous êtes la lumière du monde » que nous le voulions ou non, cela nous est donné, individuellement. Jésus dit ensuite qu’il y a une chose qui peut empêcher cette lumière de rayonner c’est de la mettre sous un boisseau, c’est-à-dire une mesure de grain. Oui, aussitôt que l’on essaye de mesurer si une personne est plus ou moins lumineuse, plus ou moins digne, aussitôt tout devient sombre. Pourtant la lumière brille toujours, malgré le boisseau. L’aumônier de prison est celui qui va ouvrir l’autre à la possibilité de soulever le boisseau, de soulever la mesure qui l’enferme. L’aumônier est celui qui annonce la justice justifiante de Dieu.
L’aumônier de prison vit tous les jours « L’expérience du tu » comme l’exprime un philosophe juif que j’affectionne particulièrement, Emmanuel Levinas. Cette expérience se voit attribuer par Levinas un caractère primordial, fondateur il dira même « antérieure au savoir, antérieure même à la conscience ».
Est-il possible que l’aumônier soit dans la prison le représentant d’une transcendance qui nomme ? C’est ainsi la scène du film, Monsieur Vincent de Maurice Cloche (1947) où Vincent de Paul (1619) se penche sur des pauvres misérables qui rament dans les galères et leur demande : “comment t’appelles-tu ?” Christian, hé bien Christian tu es unique et indispensable.
Voilà ce qui peut résumer la parole de l’aumônier témoin d’une transcendance qui dit : tu es unique et indispensable. Dans ta misère, ton incapacité, ta culpabilité…
Nommer dans la Bible est un acte qui induit et suppose l’avènement d’un sujet inséparable de ce nom, qu’il porte et qui le porte, participant à ses prérogatives et à sa destinée.
Proposer Dieu en prison, proposer la possibilité de Dieu, c’est introduire une altérité qui peut devenir un facteur constitutif de l’identité. C’est la figure de l’Autre qui n’est pas l’ennemi, qui n’est pas l’intrus. Faire comprendre que l’autre n’est pas l’agresseur mais le fondateur. L’autre, comme l’ont montré Lévinas et Ricœur, qui est justement celui qui, par son identité même, m’appelle, me convoque et ainsi me fait sortir de l’enfermement sur moi-même. Oui, quand je vois ou perçois l’altérité de Dieu, cette altérité va être constitutive de mon identité. Nul ne se construit ni se comprend seul devant lui-même, dans la solitude. On retrouve l’idée du nom et de la nomination.
Il nous faut être arrachés, appelés, interpellés.
Les identités brisées des personnes détenues supposent, appellent, exigent une altérité qui la fasse émerger, sortir de l’indifférencié et du non identifié. “C’est la foi que les autres mettent en nous qui nous indique notre route” écrit François Mauriac (Un adolescent d’autrefois).
Il faut donc, au point où nous en sommes, distinguer altérité et aliénation. Les conséquences du crime ou du délit sont aliénantes, elles désapproprient, et devant cette aliénation le détenu devient étranger à lui-même.
Une parabole de cette aliénation peut être cherchée dans le récit de la Genèse. Le serpent est essentiellement en faute parce qu’il induit en Eve, un désir qui n’est pas le sien, un désir qui ne la constitue pas mais qui l’aliène. Aussitôt alors on devient étranger à soi-même, faute d’une altérité d’appel et de communion.
C’est cela la foi, reconnaître celui qui me nomme, m’identifie, m’annonce.
Sur le chemin d’Emmaüs, l’inconnu rencontre deux hommes. Cet homme qui survint est d’abord l’étranger mais par la double grâce de sa propre hospitalité par la parole et de la leur en l’hôtellerie, il devient l’hôte. L’hôte qui reçoit et qui est reçu, et qui, dès cet instant, est reconnu dans son identité. “Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent » Lc 24,31 et permet aux autres de se redécouvrir dans leur identité, “Notre cœur n’était-il pas tout brûlant en nous tandis qu’il nous parlait”. Cet autre qui se fait hôte est celui qui, en me recevant, me permet de me recevoir.
Alors, quand l’autre porte le nom de Dieu, quand l’hétéronomie devient théonomie, la vérité du fini est dans l’infini disait Hegel. Et Levinas écrit : “C’est probablement la méconnaissance de l’originalité irréductible de l’altérité et de la transcendance, et une interprétation purement négative de la proximité éthique et de l’amour, l’obstination de les dire en termes d’immanence, qui fait que l’idée de l’infini puisse être entendue comme le domaine de l’incertitude d’une humanité préoccupée d’elle-même et incapable d’embrasser l’infini” (Transcendance et intelligibilité, Genève, 1984, pp. 28-29). Levinas qualifie cette incapacité d’embrasser l’infini comme l’incapacité “d’être frappé par Dieu”
L’homme se conquiert ou peut se conquérir au contact de l’Absolu, c’est la conviction de tous les aumôniers qui poussent chaque jour les portes des prisons.
Dans un monde comme celui de la prison, l’autre est un problème : la victime, la famille, le co-détenu, le surveillant…, l’autre, le proche. Or je viens d’essayer de le dire, la reconnaissance de l’altérité est une condition pour recevoir son identité, oh combien problématique dans le milieu carcéral !!
Plus est élevé celui qui est mon autre, plus est grande l’altérité, plus mon identité n’est-elle pas confirmée ?
L’objectif d’accompagner la peine dans la foi n’est pas, contrairement à ce que beaucoup pensent, de séparer l’intelligible du sensible et de transformer l’homme terrestre en homme céleste dégagé de l’emprise de la chair, mais de concilier le fini avec l’infini où ce dernier n’apparaît pas comme la perspective lointaine de l’au-delà, mais comme l’irruption d’une transcendance qui donne au fini sa perspective ultime. Autrement dit l’accompagnement de l’aumônier de prison permet de faire prendre conscience à l’homme qu’il est cet être singulier qui est toujours devant soi, en tâche de soi, qu’il sort du magma des choses en imposant son acte libre : il existe, il se tient hors de lui-même. C’est tout l’enjeu du dialogue qu’ont les aumôniers avec les détenus, les malades, les souffrants de toutes sortes de maux sociaux ou physiques : tu n’es pas réduit au fini de ta condition. La foi pour l’homme c’est donc la possibilité qui lui est donnée de faire la synthèse entre des éléments hétérogènes : le fini et l’infini, le temporel et l’éternel, la liberté et la nécessité, l’absolu et le relatif, l’inconditionné et la condition, comme l’exprime le philosophe danois Soeren Kierkegaard.