Le passage d’une pensée, d’une histoire, d’une génération à l’autre est toujours porteur d’une ambiguïté : « Ton grand-père, s’il te voyait, serait bien triste », « En ce temps-là, tu ne te serais pas comporté ainsi », etc. C’est un peu comme si chaque génération détenait une vérité sur le comportement immuable qu’il s’agirait de transmettre. Toujours de haut en bas.

Ce que l’on nomme la tradition est certes source de cohésion sociale mais aussi d’étouffement. Transmettre suppose toujours deux éléments : le recul par rapport à ce que l’on veut communiquer et l’implication de celui à qui la communication est adressée, afin qu’il devienne à son tour un transmetteur.

Une communication sélective

Une transmission historique peut être passionnante, révoltante, voire désespérante, mais elle a souvent le goût amer du « si j’avais été là, j’aurais mieux agi ! » À posteriori, le jugement sur le passé paraît toujours simple : « Comment des Français ont-ils pu collaborer avec des nazis ? » ; « Si j’avais été présent en Algérie, jamais je n’aurais torturé ! »

Les nazis n’ont jamais parlé à leurs enfants de leurs méfaits, les soldats de la guerre d’Algérie ont tu, jusqu’à leur lit de mort, leur participation à des exécutions sommaires. Seul l’événement où la personne tient le beau rôle finit par envahir l’imaginaire de celui à qui il est relaté.

Les enfants des nazis et des soldats de la guerre d’Algérie n’ont rien reçu et vivent souvent dans le déni de responsabilité de leur ascendant. Lorsque, soudain, ceux de la troisième génération découvrent le secret de cette non-transmission, ils deviennent, et c’est le paradoxe, les vrais transmetteurs, c’est-à-dire ceux qui, ayant souffert du silence, ont à cœur d’informer.

Une transmission incarnée

Il est difficile de transmettre des concepts non incarnés. Cette génération se trouve dans la situation invraisemblable d’avoir à transmettre ce qu’elle n’a pas vécu, car c’est infiniment plus facile que d’évoquer sa propre responsabilité lorsqu’elle a failli.

Pour des raisons différentes, bien sûr, les comportements sont les mêmes en ce qui concerne les survivants de la Shoah. Les rescapés se taisent souvent, par crainte de ne pas être entendus ou crus. Quelques-uns parlent cependant, avec beaucoup de courage, car restituer leur parcours terrifiant devant des enfants incrédules ou parfois indifférents suscite une grande souffrance.

La transmission est donc avant tout une interrogation sur son propre parcours. Évoquer les conflits intérieurs, les lâchetés, les espérances et les désespérances est mille fois plus riche que transmettre des exploits. C’est d’ailleurs ce que retiennent les enfants de leurs parents : des actes, des attitudes, des références littéraires, amicales, musicales qui marquent plus que les paroles.
La plus belle transmission que j’ai reçue est de Camus : « Un homme, ça s’empêche. » Tout est dit.