Les Arméniens protestants en France, au Liban et en Syrie se souviennent de celui qui s’est inlassablement engagé pour soulager leurs souffrances au nom de l’Evangile. Les musulmans de Strasbourg se souviennent de celui qui avait le souci de leur accueil digne dans un dialogue islamo-chrétien. Organisme missionnaire modeste mais transnational, l’ACO a eu des activités en Orient, en Afrique du Nord et en Europe. Paul Berron a traversé les barrières entre langues, nations, cultures et même théologies. Focus sur un parcours singulier.

parcours singulier. Le Dr Paul Berron n’était pas médecin, mais Docteur en philosophie ! Durant ses jeunes années, il voulait se mesurer à un philosophe que l’on surnommait « le Nietsche français», athée déclaré, et qui a alors connu son heure de gloire, Jean-Marie Guyau. Ce n’est pas comme philosophe que Paul Berron va accomplir l’œuvre de sa vie, mais bien comme fondateur de la seule mission créée au sein de ce qui aujourd’hui est l’UEPAL. Dès sa confirmation, il cherche son chemin de croyant, et très vite se sent appelé à devenir missionnaire en Orient. Heureusement, sa fiancée accepte pleinement cette vocation, et elle sera tout au long de sa vie une fidèle compagne et un grand soutien.

Les Alsaciens, nés entre 1871 et 1918 à une époque où Allemagne et France étaient des ennemis héréditaires, passent par des épreuves difficiles et sont souvent confrontés à des choix impossibles.

Voir la main de Dieu dans le destin tourmenté de l’Alsace-Lorraine

Paul Berron ne fait pas exception. Ce qui est exceptionnel, c’est comment avec une foi profonde, il essaie de voir malgré tout la main de Dieu dans les changements de nationalité qu’il va subir, et comment dans les tourments de cette histoire, Dieu, discrètement, permet au projet d’une présence en Orient d’avancer. Né allemand, Paul Berron devient français en 1918, allemand en 1940, de nouveau français en 1945. Et on lui reprochera ces changements ! D’autres événements affectent de manière radicale la vie d’autres peuples : Arméniens et Assyriens sont victimes d’un génocide de 1915 à 1917, et les survivants sont éparpillés pour un grand nombre parmi eux en Syrie et en France. Syrie et Liban sont libérés du joug ottoman mais se retrouvent sous le mandat de la France jusqu’en 1946. Et c’est au milieu d’une Algérie s’acheminant vers l’indépendance dans la violence et la douleur que s’ouvrira le dernier chantier de l’ACO dirigé par Paul Berron.

Lorsqu’il fait le bilan de son action, il exprime la conviction que seul son destin d’Alsacien a permis le lancement de cette œuvre missionnaire.

Les débuts d’une mission en Orient

Après sa formation de pasteur, Paul Berron se sent appelé vers l’Orient. Au moment de partir, la première guerre mondiale éclate, il reste bloqué un temps à Strasbourg, où il est aumônier. Durant cette période, l’Allemagne est alliée à l’Empire ottoman. La Fédération des étudiants chrétiens de Berlin lui demande d’ouvrir des foyers en Orient, car les soldats allemands et autrichiens ont besoin d’un accompagnement spirituel.

Et c’est ainsi que Paul Berron découvre l’Orient, en circulant dans l’Empire ottoman, entre Palestine, Constantinople, Syrie, Liban, Irak et Iran. Il finit par s’établir au lieu-carrefour qu’est Alep, entre le monde arabe et turc. Il est alors le témoin direct des conséquences du génocide arménien, et entend les témoignages des survivants racontant les atrocités qu’ils ont vécues. Il fait aussi la connaissance des missionnaires et humanitaires de toutes nationalités qui se sont dévoués pour en sauver le plus grand nombre possible. Dans la mesure de ses faibles moyens, il tente de participer à cette solidarité.

A son retour en 1919, il veut reprendre son projet missionnaire et se met au service du Hilfsbund, une mission protestante de Francfort créée pour secourir les Arméniens. C’est cet organisme qui l’envoie en 1922 en Syrie pour voir si une mission allemande pouvait intervenir sur place. Deux conclusions s’imposent à lui: ce n’est pas possible pour une mission allemande, la Syrie et la Cilicie sont maintenant sous mandat français, mais lui, devenu citoyen français, pourrait créer un tel travail de solidarité. Et c’est cette position entre deux cultures, deux langues, deux nationalismes, qui va contribuer à lui permettre d’ouvrir son cœur et son intelligence à tous ces peuples différents qu’il va croiser lorsqu’il entreprend l’œuvre de sa vie : la création d’une mission chrétienne en Orient.

Et ce projet un peu fou se réalise ! Le Hilfsbund lui confie son fichier de donateurs alsaciens, après un courrier adressé à son réseau, demandant aux alsaciens d’accorder leur confiance à la nouvelle organisation. Le 6 décembre 1922 naît l’Action Chrétienne en Orient. Et deux jours plus tard est célébré le culte d’envoi des deux premières missionnaires, confiées à l’ACO par le Hilfsbund : Hedwige Bull, une Estonienne [lire p.17] et Alice Humbert-Droz, une Suissesse. Celles-ci partent pour Alep, et avec la collaboration du missionnaire suisse Max Muller, un travail de secours pour les Arméniens se met en place. La situation géopolitique a bien changé : de nouvelles vagues de réfugiés arméniens arrivent en Syrie – notamment à Alep, mais aussi à Beyrouth et à d’autres endroits – et en France. C’est que la France a abandonné à la Turquie la terre que les Arméniens pensaient pouvoir reprendre comme foyer national, à savoir la Cilicie. Les réfugiés ont quitté leurs domiciles en laissant tout derrière eux, souvent cela leur a été pris de force. La Turquie, en principe laïque, faisait monter la pression sur les chrétiens – et les Kurdes – et ils avaient à craindre pour leur vie.

Répondre aux besoins de base en Syrie

D’énormes camps de réfugiés, d’abord fait de tentes, puis de baraques rudimentaires, sont installés dans les faubourgs d’Alep pour les accueillir. Ce sera là que l’ACO interviendra, de manière très concrète. Le directeur et les envoyés ne perdent jamais de vue que ce qu’ils réalisent est fait au nom de l’Evangile, auquel ils veulent rendre un témoignage. Actes de charité et lectures bibliques, soins médicaux, fourniture d’habits, enseignement pour les enfants et cultes vont toujours de pair! Pour cela, l’ACO va commencer à travailler avec des Arméniens protestants, sans exclusive. Dans l’Empire ottoman, il y avait une Église arménienne protestante florissante, suite au travail des missions américaines surtout ! Et parmi les survivants du génocide, la foi en Dieu était le seul repère qui restait à ceux qui avaient vu mourir tous les leurs.

A Alep, il faut répondre aux besoins de base. Les envoyé(e)s font preuve de créativité. Des caisses de vêtements sont envoyées de Hollande et de France vers Alep, pour permettre aux personnes démunies d’être correctement habillées. Et très vite, les envoyées lancent des ateliers qui permettent de donner un travail et un très modeste salaire à ces réfugiés. Les broderies sont exportées et vendues dans le réseau ACO européen, les tissages réalisés dans un atelier ad hoc sont commercialisés sur place. Jusqu’à 300 familles peuvent ainsi améliorer leurs conditions de vie. Elles créent un système de parrainage des enfants orphelins de père pour qu’ils puissent aller à l’école. Elles créent un autre type de parrainage, invitant des groupes à subventionner une place non payante dans un lit d’hôpital. Et Hedwige Bull lance même une colonie de vacances dans les montagnes, pour requinquer les enfants menacés de tuberculose.

La mission en France

En France, notamment près de Marseille, d’autres camps de réfugiés accueillent également des Arméniens, tout aussi démunis. Et Paul Berron est appelé par eux, car certains se souviennent bien de lui, c’est le cas du traducteur qui l’accompagnait lors de sa mission pour le Hilfsbund ! Et c’est ainsi que naît une deuxième branche importante de l’ACO. Jusqu’en 1964, l’ACO va soutenir l’Église Evangélique Arménienne de France, payant ses pasteurs jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et au-delà. [lire p.14-15] Elle envoie aussi des évangélistes ! Les immigrés ne parlent que rarement le français, ils parlent turc ou arménien, et être à leurs côtés demande une connaissance de leur langue ! Cela se passe en général en bonne collaboration avec les paroisses protestantes locales. La florissante communauté protestante arménienne de l’Empire ottoman renaît ainsi modestement de ses cendres en France.

Pendant de longues années, l’ACO va porter ces communautés et ainsi contribuer à l’intégration de ces apatrides profondément meurtris. Lors du premier synode en 1927, ils souhaitent être organisés comme ils l’étaient dans l’Empire ottoman, un modèle congrégationaliste très différent du modèle luthérien de Paul Berron. Celui-ci accepte, et ce respect devant leur spécificité est grandement apprécié.

L’ACO, une organisation internationale

Très vite, un comité hollandais vient prêter main forte au comité français. Sur le plan financier, son apport est considérable, et plusieurs Hollandais sont envoyés par l’ACO en Orient. Un comité suisse romand de l’ACO voit également le jour: il prendra le relais pour la direction de l’œuvre quand celle-ci sera bloquée par la Seconde Guerre mondiale, le siège de l’ACO se retrouvant en Alsace, annexée par l’Allemagne nazie, et sans relation avec la Syrie, sous contrôle des forces françaises libres.

A Alep, l’ACO construit un centre comprenant un dispensaire, des logements sociaux, un atelier de tissage et de broderie et son siège, elle construit aussi un modeste centre de vacances à Atyk. Elle ouvre une branche d’activités en Mésopotamie syrienne (la Djézireh), à Strasbourg-Meinau, elle a son propre siège. Pendant une période limitée, elle porte le poste pastoral français de Damas.

Le pasteur Berron se dévoue inlassablement à sa tâche, et ses enfants disaient que jamais ils n’avaient célébré de Noël dans l’intimité de leur famille, il y avait toujours des visiteurs. Il y a une coupure durant la Seconde Guerre mondiale. Paul Berron avait déjà traité Hitler d’antéchrist en 1933, il fera preuve par son attitude et ses paroles d’une résistance spirituelle face aux agissements et convictions nazies lors la desserte de la paroisse du Temple Neuf à Strasbourg. Pendant ces années, il ne pourra guère suivre les affaires de l’ACO, gérées à partir de la Suisse.

Nouvelles évolutions après la Seconde Guerre mondiale

A l’issue de Seconde Guerre mondiale, le siège de Strasbourg-Meinau, détruit lors d’un bombardement allié visant l’usine Mathis voisine, est reconstruit à l’identique avec les dommages de guerre. Paul Berron devient pasteur à Westhoffen et reprend – difficilement – la direction de l’ACO. Mais la Syrie et le Liban, maintenant indépendants, régulent eux-mêmes la présence de missionnaires : des missionnaires français doivent quitter la Syrie. Les Églises protestantes, arménienne et arabe, se sont prises en main, les biens de l’ACO leur sont dévolus, et les missionnaires passent sous l’autorité des directions d’Église. Ce qui n’est pas toujours simple même si la transition est facilitée par le fait que nombre d’employés de l’ACO sont en fait depuis toujours membres ou proches de ces Églises.

Les paroisses Evangéliques Arméniennes en France aussi prennent leur indépendance par rapport à l’ACO. La transition n’est pas brutale : l’ACO a toujours travaillé en concertation avec ces Églises.

Paul Berron prend sa retraite sur le plan administratif en 1950 et poursuit la direction de l’ACO jusqu’en 1961, ne s’arrêtant alors que pour raisons de santé. De nouveaux champs de mission s’ouvrent: parmi les travailleurs surtout algériens du quartier de Strasbourg-Meinau, l’ACO réalise un travail social, d’évangélisation et d’animation. L’ACO sera aussi présente pendant un temps en Algérie. Paul Berron fait le voyage en octobre 1960 pour la mise en place de cette présence. Le pasteur Robert Brecheisen prend sa succession en 1961. 

Même doublement retraité, Paul Berron continue à maintenir une correspondance suivie avec ses innombrables amis à travers le monde oriental. Et à répondre aux sollicitations pour célébrer des cultes ou à tenir des conférences. Au décès de son épouse en 1967, il s’installe au Diaconat de Strasbourg. Mais cela ne l’empêche pas de voyager, et c’est lors d’une visite chez des amis près de Lausanne qu’il décède brusquement. Son service funèbre a lieu en 1970 à St Thomas, parfois appelée la cathédrale des protestants de Strasbourg. L’église, qui compte plus de 1000 places, est comble, ultime hommage rendu par ses amis à cet homme clairvoyant, même prophétique qui durant toute sa vie a cherché à être à l’écoute de ce que le Seigneur attendait de lui… et à le réaliser.