“300 familles viennent d’arriver. Il ne leur reste presque rien après leur long voyage. Alep et la campagne syrienne voient le spectacle émouvant de ces pauvres gens qui affluent. Nous sommes submergés de travail. Nous avons installé une école pour que les enfants ne traînent pas dans les rues. Mais nos moyens sont insuffisants et de nombreux enfants sont malades, sous-alimentés et vêtus de guenilles.
Je leur apporte volontiers la Parole de Dieu, mais par expérience je sais que pour être profitable le spirituel doit s’accompagner d’une aide matérielle. J’insiste donc auprès des frères et sœurs d’Europe pour qu’ils ne détournent pas les yeux de la détresse de ces misérables persécutés.”
Ces paroles d’un évangéliste arménien du nord de la Syrie sont parues dans le premier bulletin d’information de l’ACO. C’était un appel à une solidarité fraternelle dépassant les frontières et visant à améliorer une situation tragique aussi bien matériellement que spirituellement. Tout au long d’un siècle d’histoire, ces mêmes valeurs sont restées incrustées dans le cœur des femmes et des hommes qui ont servi dans le réseau de l’ACO. L’organisation a évolué avec le temps, mais a conservé ce sens holistique de la mission.
« La cause des chrétiens en Orient »
L’ACO n’était pas la première mission protestante au Moyen-Orient. D’autres organisations américaines et européennes avaient commencé le travail au XIXe siècle. L’ACO était la fille de l’une d’elle : le Deutscher Hilfsbund für christliches Liebeswerk basé à Francfort et soutenu par l’Allemagne et la Suisse.
Le Hilfsbund avait été créé en réaction aux massacres des Arméniens sous le sultan ottoman Abdul Hamid II, en 1895-1896. Il avait ouvert et gérait de nombreux orphelinats et ce jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale quand les missions allemandes ne furent plus autorisées au Moyen-Orient. Qui allait répondre aux besoins de cette nouvelle vague de survivants du génocide ?
Le Hilfsbund se tourna vers l’Alsace devenue territoire français. Le pasteur luthérien alsacien Paul Berron avait travaillé avec le Hilfsbund lors de ses voyages au Moyen-Orient, il avait été le témoin de la souffrance des Arméniens, des Syriaques et des Assyriens. Il rallia le soutien des protestants alsaciens et fonda l’Action Chrétienne en Orient le 6 décembre 1922. Un comité néerlandais se joignit à elle en 1926 et un comité suisse en 1936.
Pour les fondateurs, il s’agissait de« servir la cause chrétienne en Orient » : soulager physiquement les survivants du génocide et, sur le plan spirituel, soutenir les Églises et amorcer un travail missionnaire parmi les musulmans.
Les premières années À bien des égards, l’ACO fonctionnait comme n’importe quelle société missionnaire protestante de l’époque. Elle envoyait des missionnaires d’Europe vers le Moyen-Orient, était soutenue financièrement par un groupe «d’amis de la mission» et dirigée par un comité de bénévoles. Des lettres d’information permettaient aux donateurs de suivre le travail.
La particularité de l’ACO était que, comme le Hilfsbund, elle répondait à un événement précis : le génocide arménien. Son premier souci était de soulager la population arménienne dans les camps de réfugiés près d’Alep et pour ce faire distribuer de la nourriture et des vêtements et dispenser des soins médicaux.
L’ACO s’est aussi impliquée dans le domaine de l’éducation. Avant le génocide, les Églises évangéliques arméniennes géraient un grand nombre d’écoles dans tout l’Empire ottoman. Elles ont pu continuer à le faire grâce au soutien financier de l’ACO.
Une des préoccupations majeures était de permettre aux réfugiés de subvenir à leurs propres besoins. L’ACO a ainsi encouragé le tissage et la production de broderies vendues en Europe. Hedwig Bull qui avait précédemment travaillé pour le Hilfsbund, a pris la tête de cette activité.
Sur le plan spirituel, il semble, d’après Paul Berron, que les réfugiés avaient une véritable soif de la Parole de Dieu, et l’accent fut mis sur les écoles du dimanche et le travail parmi les femmes.
À Alep, le travail impliquait une présence permanente, donc une station missionnaire. Le premier bâtiment, Elim, fut achevé en 1933. Deux autres suivirent: Sarepta, un foyer pour les veuves et Sichar abritant une clinique pour le travail médical et une grande salle pour les activités de l’Église.
Le travail évolue
Peu à peu, la nature du travail change. Au milieu des années 1930, le gouvernement ordonna le démantèlement des camps d’Alep. L’ACO distribua des lopins de terres aux Arméniens pour y construire des maisons en dur. Une importante collecte de fonds permit de soutenir les familles en difficulté.
Parallèlement, et bien au-delà d’Alep, Paul Berron visait la région de la Djézireh dans le nord-est de la Syrie. »Le sol là-bas est abreuvé du sang d’innombrables martyrs » , écrit-il. Les survivants s’étaient installés et avaient commencé à cultiver la terre. Parmi eux se trouvaient de petits groupes protestants qui avaient ouvert une école à Hassaké. Ils leur manquait un soutien solide que l’ACO leur accorda en finançant l’école et en envoyant des pasteurs-prédicateurs.
Le travail missionnaire parmi les musulmans était peut-être la tâche la plus ardue. En 1932, le pasteur Nersès Khachadourian qui avait étudié l’arabe fut chargé de ce travail à Alep. En Djézireh, l’ACO s’est aussi essayée à l’évangélisation parmi les Kurdes, mais sans grand succès.
En 1939, la France transfère la province d’Alexandrette à la Turquie ce qui conduit à l’exode de nombreux Arméniens de la région. Beaucoup d’entre eux s’installent dans le village libanais d’Anjar, où le Hilfsbund les soutient.
La Seconde Guerre mondiale (je ne pense pas que les Allemands pouvaient être à Anjar durant celle-ci!) perturbe le travail de l’ACO mais ne l’arrête pas complètement. En effet, dans les mois précédant la guerre, Roger Burnier avait été nommé secrétaire général. Issu d’un pays neutre, il a pu continuer à gérer le travail. Un autre Suisse, Karl Meyer, a été chargé de la gestion locale à Alep et grâce à des fonds privés œcuméniques, l’ACO a pu poursuivre son action.
Les Églises locales prennent le relais
L’indépendance de la Syrie en 1946 est suivie d’une période agitée au cours de laquelle le pays est attiré par l’Union soviétique. Les missions occidentales sont alors considérées comme indésirables et plusieurs missionnaires de l’ACO sont expulsés ou se sont vu refuser le visa d’entrée. La seule Européenne autorisée à rester est Anne-Marie Beck-Tartar qui en 1949 avait épousé le prédicateur syrien Elias Tartar.
S’inscrivant dans l’esprit de nationalisme et de décolonisation propre à l’époque, les Églises syriennes ont alors demandé à endosser l’entière responsabilité du travail missionnaire. La station d’Alep a été confiée à l’Union des Églises évangéliques arméniennes du Proche-Orient en 1959 et un accord formel a été signé entre l’ACO et l’Union en 1964. Le travail en Djézireh a été confié au Synode évangélique national en Syrie et au Liban par un accord signé en 1962. Les dirigeants de l’ACO étaient certes convaincus qu’il n’y avait pas d’autre issue mais il leur a fallu se faire violence… Paul Berron l’exprime dans une lettre au secrétaire du Synode, Ibrahim Dagher : « Il ne nous est pas facile de nous retirer de ce travail pour lequel nous avons tellement prié et consenti de si grands sacrifices. »
Les Églises du Moyen-Orient jouant dès lors un rôle de premier plan, de nouveaux domaines de coopération se sont ouverts, en particulier au Liban où certains des missionnaires expulsés de Syrie ont pu continuer à travailler. D’autres sont arrivés pour aider les Églises dans le travail de jeunesse et l’évangélisation. Pour le travail médical aussi, et l’hôpital presbytérien de Hamlin a employé bon nombre d’infirmières de l’ACO. L’École de théologie du Proche Orient à Beyrouth a bénéficié des services d’au moins dix théologiens envoyés par l’ACO, venant de France, des Pays-Bas et de Suisse.
Au cours de cette période, le travail de l’ACO s’est déployé au-delà du Levant, en Égypte, en Algérie, en Tunisie et en Iran. Le contact entre les Églises d’Iran et l’ACO s’est fait lorsque Nersès Khachadourian a quitté la Syrie pour Téhéran afin d’y devenir le pasteur de la communauté arménienne. Les relations avec le Synode des Églises évangéliques d’Iran ont perduré malgré la Révolution islamique.
La création du Fellowship
Depuis les années 50, la missiologie protestante soulignait le fait que l’Église n’avait pas elle-même de mission, mais participait à la missio Dei. L’Église dans son ensemble était perçue comme une mission et la séparation entre Églises et sociétés missionnaires devenait caduque, avec des conséquences sur la structure de l’ACO qui s’est alors davantage inscrite dans la vie des Églises en Europe. Des accords ont été signés avec le Département Missionnaire (DM) des Églises protestantes de la Suisse romande, le Conseil missionnaire des Églises luthérienne et réformée d’Alsace – Lorraine et GZB, une agence missionnaire de l’Église réformée néerlandaise.
L’ACO n’était donc plus indépendante, mais ancrée dans l’Église. Restait le fait que les Églises du Moyen-Orient n’étaient aucunement impliquées dans la prise de décision au niveau de l’ACO. Les délégués suisses ont suggéré la prochaine étape : que l’ACO soit transformée en une communauté d’Églises. Il ne pouvait plus s’agir d’une initiative caritative de l’Europe vers le Moyen-Orient, mais d’un processus à double sens, d’une mission en Orient et en Occident, donnant à tous les mêmes droits dans les votes, avec des projets financés à partir d’une caisse commune à laquelle chaque membre contribue en fonction de ses capacités. L’idée a fait son chemin et de nouvelles bases de coopération ont été négociées.
Le 13 octobre 1995, lors d’une réunion dans la ville syrienne de Kessab, la nouvelle constitution et les nouveaux statuts ont été adoptés. Les six membres fondateurs sont l’Union des Églises évangéliques arméniennes au Proche-Orient, le Synode évangélique national en Syrie et au Liban, le Synode des Églises évangéliques d’Iran, ACO France, DM et GZB. Il est convenu de travailler « sur un pied d’égalité, dans un esprit de partage responsable ». Le comité exécutif composé d’un membre par partenaire se réunit chaque année, l’assemblée générale tous les deux ans avec trois délégués chacun. L’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine s’est engagée à prendre en charge financièrement le secrétaire général du Fellowship, poste qui est donc occupé par le directeur d’ACO France.
Le Fellowship prend une nouvelle dimension et ce ne sont plus uniquement les projets qui comptent. Du temps est consacré au partage spirituel et à la prière ainsi qu’à l’actualité des différents pays. Chacun des membres est invité à écrire régulièrement une lettre de prière. Des délégations se visitent mutuellement dans le cadre du Fellowship Exchange et des échanges de jeunes d’Europe et du Moyen-Orient donnent aux participants l’occasion de mieux connaître la culture et les Églises des uns et des autres.
L’ACO au XXIe siècle
Au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, les Églises ont été confrontées à une forme de déclin: en Orient en raison de l’émigration et en Occident à cause de la sécularisation. La situation politique, économique et sociale au MoyenOrient s’est détériorée mais le Fellowship a continué à œuvrer et des signes d’espoir restent visibles : la poursuite du ministère de l’Église du Christ à Alep, même aux pires moments du siège de la ville, la maison de retraite de Hamlin, les efforts fournis par les travailleurs sociaux, les pasteurs et d’autres pour venir en aide à ces innombrables réfugiés et personnes démunies. Le travail initié en 1922 reste pertinent cent ans plus tard.
Les Églises du Moyen-Orient et d’Europe sont en pleine mutation. L’ACO pourrait alors elle aussi devoir se réinventer, comme elle l’a fait par le passé. L’histoire récente montre qu’elle n’a rien perdu de son utilité et doit, dans son ministère global, continuer à être ce lieu unique de rencontre et de communion.
Par Wilbert Van Saane, maître de conférences, Université Haigazian, Beyrouth