Après-guerre et après-génocide

Ce sont d’abord la tragédie et l’urgence qui motivent la fondation de l’Action Chrétienne en Orient. La tragédie, c’est celle du génocide des chrétiens anatoliens, Assyriens et surtout Arméniens, durant la Première Guerre mondiale.

Les premières défaites ottomanes, fin 1914, et le relâchement de la pression médiatique internationale sur l’Empire ottoman servent de déclencheur à des meurtres de masse planifiés. Paul Berron, pasteur alsacien (1887-1970), est témoin des exactions qui s’ensuivent à partir de son arrivée à Alep en 1916. La ville a vu arriver la masse des Arméniens déportés à partir du printemps 1915. Dans le même temps, les Assyriens survivants du génocide perpétré dans le Hakkari s’installent en Irak.

L’urgence est celle de la situation humanitaire d’après-guerre et de l’accueil des réfugiés, qui continuent à arriver durant l’entre-deux-guerres. Malgré les besoins, les autorités françaises expulsent dès leur arrivée les missions allemandes, tel le Comité de Francfort auquel est rattaché Berron. Faut-il alors abandonner le terrain ?

Les événements hâtent l’arbitrage. La France, qui occupe la Cilicie depuis l’armistice, cède le terrain aux kémalistes fin 1921. Les Arméniens installés là deviennent réfugiés une nouvelle fois, principalement en Syrie. Berron, citoyen français car alsacien, est autorisé à se rendre en Syrie. Il conclut une enquête pour le Comité de Francfort en faveur de la continuation du travail coûte que coûte: c’est un devoir de conscience de porter assistance. En outre, l’effondrement de l’armée grecque en Anatolie face aux kémalistes, en août septembre 1922, entraîne un nouveau flot de réfugiés. L’ACO est fondée à l’Hôtel de la Croix-Bleue à Strasbourg, le 6 décembre 1922.

Une association internationale

L’ACO est allemande par généalogie et française par fonction; mais la réalité est plus complexe.

L’association à l’Allemagne demeure : on trouve le soupçon sous la plume des jésuites de Syrie, qui dans les années 1920 voient dans l’ACO un instrument d’influence allemande. Cela semble toutefois réducteur. Les liens financiers entre l’ACO et le Comité de Francfort ne sont pas clairs. Les listes de dons publiées dans Le Levant mettent en avant les donateurs alsaciens ou suisses. Le financement se diversifie: un comité néerlandais puis un comité suisse sont créés pour récolter des fonds. 

L’ACO est aussi une association internationale par le personnel: parmi ses missionnaires, Hedwig Bull est estonienne, le pasteur Breet, néerlandais, Max Müller et Adrien Monnier, suisses. Numériquement les missionnés, réfugiés arméniens ou musulmans convertis, dominent dès le début.

L’ACO entretient des relations multiformes avec les autorités coloniales françaises. Le Haut-Commissaire de France, chef de l’administration coloniale, n’a pas les coudées franches : l’administration française mobilise les organisations volontaires étrangères pour remplir les besoins pour lesquels elle-même est à court d’argent.

A partir de 1934, l’ACO s’intègre davantage au quadrillage de l’action humanitaire qu’essaie de mettre en place le Haut-Commissaire. Elle est encouragée à travailler auprès des réfugiés et des Kurdes de Haute-Djézireh. Avec l’arrivée d’un protestant, Gabriel Puaux, comme Haut-Commissaire en 1939, les relations se font plus suivies.

Dans le même temps, l’ACO entretient des relations étroites avec le personnel consulaire français en Syrie pour obtenir des permis de travail pour les réfugiés.

Le point d’ancrage, Alep 

Alep, où se concentre le plus grand nombre de réfugiés, devient d’emblée le point d’ancrage de l’ACO.

La situation reste fluide tout au long de l’entre-deux-guerres: la géopolitique régionale place les chrétiens du Proche-Orient dans une situation d’incertitude. La tendance à l’homogénéisation ethnique des Etats de la région continue. Tout au long des années de l’entre-deux-guerres, chrétiens et autres « indésirables » sont expulsés par petits nombres de Turquie, et des Assyriens sont massacrés ou chassés d’Irak.

L’ACO, organisation d’aide aux réfugiés chrétiens et de mission auprès des musulmans, est sollicitée en permanence pour l’aide financière et médicale, la scolarisation ou la recherche d’un travail. Lorsque la destruction des baraques du camp de réfugiés d’Alep s’accélère, en 1935-1936, les demandes d’aide pour l’achat de matériaux de construction se multiplient.

Centrée sur Alep, l’ACO est au contact non seulement de la plus grande communauté arménienne de Syrie, mais également d’un des hauts lieux du nationalisme arabe. La prudence est de mise, les relations entre les nationalistes arabes et les réfugiés sont froides. Cependant, le travail politique entrepris auprès de la classe politique alépine, tel le ministre de la Justice et de l’Enseignement, le Dr Keyali, paye : en 1939 l’indépendance semble moins menaçante que naguère pour les réfugiés et pour les écoles de l’ACO.

Ce travail d’anticipation et l’indigénisation du personnel facilitent le travail de l’ACO après 1946 : alors que les missionnaires français sont expulsés, l’association se maintient à travers son personnel local ou naturalisé. Etre caractérisée comme française est à double tranchant. L’ACO est pour les réfugiés et les autres missions protestantes un relais avec l’administration mandataire mais elle paye son statut français quand les nationalistes arabes prennent le pouvoir. L’ACO continue pourtant à fonctionner comme une association internationale; une génération ultérieure d’humanitaires se revendiquera “sans frontière”.

Par PHILIPPE BOURMAUD maître de conférences en histoire contemporaine, Université Jean Moulin, Lyon 3