Le triptyque, exposé au musée du Prado à Madrid, représente à gauche le jardin d’Éden, au centre l’humanité sur terre et à droite l’enfer. Jérôme Bosch a peint de nombreuses œuvres pour l’Église mais celle-ci était destinée à un noble des Pays-Bas qui l’avait commandée pour sa demeure afin de « divertir et éduquer ». Philippe II d’Espagne l’acheta en 1591 pour ses appartements de l’Escurial. Le roi était convaincu que ses actes sur terre seraient jugés par Dieu. Il conseilla à ses enfants d’observer attentivement les tableaux de Bosch car, disait-il, s’en dégage une certaine sagesse.

La nature humaine aux prises avec le péché

Jérôme Bosch n’était ni un marginal ni un hérétique et, de son vivant, il a connu un grand succès parmi la haute noblesse et le clergé du pays. Il était cependant un peintre libre qui laissait aller son imagination et peaufinait pendant des mois ces milliers de petits détails qui caractérisent sa peinture. Bosch n’a pas connu Luther puisqu’il est mort un an avant l’affichage de ses thèses mais son œuvre reflète bien l’angoisse de la nature humaine aux prises avec le péché et au risque de la damnation éternelle. Luther partagera cette réflexion sur la destinée humaine et l’impasse dans laquelle l’humanité se trouve par rapport aux péchés. Dans ce tableau, les seuls éléments qui ne sont ni exagérément petits, ni démesurément grands, ni déformés, sont les corps, le plus souvent nus. Nudité qui contredit la sortie du jardin d’Éden telle que la Bible la décrit. Humanité nue qui n’a pas encore atteint sa maturité et demeure dans cet état d’enfance et de rêverie épargné par la frustration du désir.

Des corps débridés, une frénésie dénuée de sens

Contrairement à d’autres œuvres qui présentent la triade paradis-terre-enfer, ici la terre n’est pas le lieu « où l’on gagne son pain à la sueur de son front » mais où l’on s’adonne à toutes sortes de plaisirs généralement réprouvés par la morale de l’Église. Les corps s’emboîtent, s’accouplent, dévorent des fruits gigantesques, chevauchent des animaux féeriques et pourtant… nul n’a l’air heureux. La peinture des jardins symbolisait, à l’époque, l’amour courtois, le lieu de rencontre des amoureux. Le jardin-terre de Bosch n’est pas un endroit conçu pour y vivre mais une frénésie dénuée de sens comme l’expriment ces personnages enfermés dans un tube de verre. De ce lieu de plaisirs indifférents qu’aucune morale ne semble condamner, on va directement en enfer, en l’absence d’illusion de purgatoire. L’enfer est un chaos où les hommes et les femmes sont torturés par des instruments de musique.

Remarquons qu’un personnage se détache de ce bouillonnement pictural : le Christ dans le paradis. Traditionnellement, dans la peinture du Moyen Âge, c’est Dieu qui présente Ève à Adam et symbolise ainsi, pour l’Église, le lien du mariage. Le Christ du Jardin des délices, qui regarde le spectateur, tient la main d’Ève alors qu’Adam est couché à la manière de Jésus descendu de la croix. Faut-il comprendre qu’Adam symbolise le péché crucifié et que le Christ ressuscité tient la main d’une nouvelle humanité en la figure d’Ève ?

Jérôme Bosch n’est pas un fou, c’est un humaniste et peut-être même un annonciateur de la très prochaine réforme protestante.