Dans Dieu n’est pas con (1), l’auteur béninois Destin Akpo, lui-même prêtre catholique (diocèse de Lokossa), nous livre un récit romanesque à mi-chemin entre roman picaresque, essai spirituel, confession intime et satire sociale. Il est précédé par un psaume, en incipit : « Je reconnais devant toi le prodige, l’être étonnant que je suis : étonnantes sont tes œuvres, toute mon âme le sait », Psaume 138, 14 (p.9). À travers une écriture libre, directe et souvent teintée d’humour, campé dans le quotidien rural puis citadin de l’Afrique de l’Ouest, Destin Akpo brosse avec verve un récit de femme forte qui ne renonce jamais. Il démonte aussi, chemin faisant, certains clichés autour de la foi, de Dieu et du destin, qui hantent nos sociétés. Avec un titre qui claque comme une gifle, Akpo s’attaque aux grandes questions sur Dieu, la vie, la réussite et l’absurde chaos d’un quotidien souvent injuste.

République des ossements enchâssés : « travailler ou mourir »

Ce livre de 343 pages se divise en quatre parties, composées chacune de plusieurs « items » (chapitres). « Madrenvide » (p.11 à 94), « Au bord du lac-de-la-mort (p.95-172), « Sebada (p.173-p.256), et « Nouveaux bourgeons » (p.257-343). Il fonctionne comme un roman à clefs. Écrit en français, il résonne aussi de maints échos et termes issus de langues d’Afrique de l’Ouest, que des lectrices et lecteurs béninois reconnaîtront aisément. De l’enfance à l’épanouissement en passant par le brisement, le récit suit le parcours intérieur d’une narratrice lucide, ambitieuse et déterminée, au fil d’une histoire émaillée d’épreuves et de découvertes.

L’héroïne s’appelle Klomèvi Nyonukpégo, « fille de l’intérieur des genoux de sa mère ». Elle est née dans la République de la Vallée des ossements Enchâssés, et grandit au village. Toute ressemblance avec des situations existantes serait évidemment fortuite… Les défis sont grands. « Quand la fumisterie, la supercherie et la corruption sont établies comme normes et que le favoritisme et le népotisme sont implantés comme dogmes à tous les carrefours de la vie sociale, les pauvres et les mal logés n’auront jamais droit aux fruits mûrs et juteux du pommier national. Dans une République où l’on rencontre moins de médecins et d’enseignants qualifiés rémunérés conformément à leurs diplômes et grades que de caciques cossus, joufflus, ventrus et fessus (…) que peut faire le pauvre, sinon travailler ou mourir ? » (p.98).

Après un parcours scolaire méritoire, Klomèvy se retrouve dans la grande ville, « au bord du lac-de-la-mort », où elle subit les assauts d’un prédateur sexuel, Mr Pavé Gentil, qui profite de sa position dominante. Klomèvy ne se laisse pas faire. Sa riposte la conduit en prison, où elle passe plusieurs années. Quand elle en ressort, elle est orpheline, mais l’histoire n’en a pas fini avec elle et de rebondissements en rebondissements, telle une Joseph au féminin (2), le firmament l’attend…

Entrecoupé par les commentaires et digressions des protagonistes, ce roman interroge aussi la place de Dieu et du sens dans un monde embourbé dans l’injustice, la cupidité, le goût du pouvoir, l’hypocrisie et les absurdités. La narratrice est élevée par Gbèmèdablou, une mère raconteuse de berceuses, qui se dévoue et se sacrifie, loin d’un père énigmatique, insaisissable, absent durant l’essentiel du roman – mais ne dévoilons pas la fin. Klomèvi passe par mille et une tribulations, de sa campagne jusqu’à la grande ville, de la prison jusqu’à l’élévation. Douée pour les responsabilités, la voilà leader étudiante, puis députée, attirant l’attention d’un certain président Adjinakou. Jusqu’où ira-t-elle ? On ne révélera pas la fin. Au fil de ses aventures, Klomèvi médite et applique jusqu’au bout le conseil un jour porté par Madame Jumbo, son institutrice : « Le fils du pauvre ne cherche pas querelle. Il n’a pas le droit de faire n’importe quoi dans la vie. Soit il réussit, soit il réussit. Point » (p.342).

« Dieu n’est pas con en nous créant libres et intelligents »

Ce roman d’apprentissage mêle expériences personnelles, réflexions philosophiques et observations sociales, à la manière de Candide de Voltaire. C’est aussi un hommage à la jeunesse qui ne renonce pas, et un éloge de la force des femmes. « On ne contrôle pas une femme. On l’aime et on prie qu’elle soit fidèle. Point final » (p.137).

Loin de rejeter Dieu, l’auteur remet en question l’image d’un Dieu borné, autocrate et punitif, imposée par les institutions religieuses, pour défendre l’idée d’un Dieu intelligent, vivant, présent dans nos contradictions, qui pousse à la responsabilité personnelle et à l’action.

L’absurde est déjoué : « Dieu n’est pas con. S’il t’a fait venir ici, c’est certainement pour une raison donnée » (p.176). Et, par la bouche de Madame Pawa, un appelle à conjuguer foi et action : « Nous gagnerons, comme peuple qui croit, à redécouvrir, à frais nouveaux, la nécessité de puiser dans la prière l’intelligence et la force pour transformer nos déserts en verts patûrages et nos mers mortes en sources d’eau vive » (p.116). Avec ce commentaire : « Dieu n’a pas besoin des gens qui ne font que prier. Dieu n’est pas con en nous créant libres et intelligents. Il veut être adoré par des hommes et des femmes qui prient et qui travaillent ». Plus loin, par la bouche de Gbèmèdablou, qui a enregistré sa voix, pour sa fille, avant de disparaître, le thème revient : « ce Dieu n’est pas con. Pas du tout. Les anciens avaient coutume de dire qu’avec un peu de persévérance et de volonté, le forgeron parvient à redresser un fer tordu » (p.286).

L’auteur, Destin Akpo, a su mêler, dans son œuvre, l’art du conteur, un style virevoltant et des réflexions spirituelles, dans le cadre d’une satire socio-politique qui témoigne de la vitalité de la création littéraire au Bénin. Le portail internet des « Biscottes littéraires », auquel il participe activement, témoigne de cette créativité (3).  « Dieu n’est pas con » nous bouscule, nous instruit, nous fait sourire, et invite catholiques, protestants et au-delà à penser Dieu autrement — non pas comme une figure lointaine, mais comme une force qui accepte l’imperfection humaine et appelle à coconstruire un monde meilleur. En somme, par le truchement du roman, c’est aussi un plaidoyer pour une spiritualité plus libre et agissante, moins fataliste, écrit avec audace depuis le cœur du Bénin contemporain.

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(1) Destin Akpo, Dieu n’est pas con, Cotonou, ed. Savanes du continent, 2022 (343p).

(2) Dans la Bible, la figure de Joseph, racontée dans la Genèse, illustre l’archétype de le rédemption sociale et spirituelle : rejeté, vendu comme esclave, puis dans les geôles de Pharaon, Joseph devient finalement vizir, premier ministre.

(3) Portail littéraire béninois : https://biscotteslitteraires.com/2021/. « L’Afrique en général et le Bénin en particulier dispose d’une richesse littéraire infinie et dont la grande majorité reste inexploitée dans son ensemble ».