Il y a quelques années, en 2011, Michel Leplay m’offrit le petit volume de la collection « catholique » de la NRF : Charles Péguy, La France. Sur la couverture, au crayon à papier : « 1939 », et le nom de Michel Leplay comme un fier et fidèle ex libris. Et une lettre sur cette « très usée brochure » des années quarante, qui l’« initia » à « notre grand auteur – et acteur – socialiste et chrétien ». Cette entrée en matière personnelle voudrait offrir un premier témoignage de ce qu’est l’amitié de Michel Leplay dans l’esprit de Péguy.
En 2011, il s’agissait pour lui de retracer son itinéraire avec Péguy, dans un Bulletin de l’Amitié Charles Péguy consacré aux rencontres entre l’écrivain et ses grands lecteurs et amis. Joignant le geste à la parole, il m’adressa ce livre qui était pour lui un souvenir intime. Depuis, le petit volume, que j’ai soigneusement gardé, a pu circuler entre les mains d’étudiants lors d’un cours sur « Péguy en anthologies ». Car Michel Leplay a vécu l’expérience, fondatrice pour lui, d’une découverte de Péguy dans une collection qui devait ensuite être caractérisée par l’« équivoque » des années quarante (Michel Leplay emploie le terme dans son récit de 20111 ). On sait par Jean Bastaire les complexités éditoriales qui jalonnèrent la publication en série de ces petits cahiers, donnant à lire un Péguy en extraits soigneusement choisis. Dès le début, cette initiation à Péguy réunit une pensée de « la France », rapidement plongée dans la défaite et l’Occupation, à une méditation de la Passion et de l’Incarnation.
Très tôt, Michel Leplay entra donc dans cet univers, d’emblée parallèle et conjoint au « catéchisme protestant ». Et plus tard, pour le lecteur adulte qu’il devint, l’inscription de l’œuvre de Péguy dans un contexte si sombre – matérialisé par le symbole de ces opuscules des années quarante – vint représenter les enjeux de ce que Péguy appelle une « situation » dans sa pensée critique. L’« avertissement » qui ouvre le Péguy de Michel Leplay en 1998 (Desclée de Brouwer) ne peut qu’avoir été inspiré par l’adolescence caennaise. L’auteur y fait une mise au point précise, opposant la liberté indéfectible de Péguy au « Péguy dans tous les sens » des récupérations historiques. Face à ces « misères » de l’Histoire, demeurent les lectures authentiques d’un Péguy non expurgé. Michel Leplay lui-même a marqué une étape dans la réception de l’écrivain : en prenant son tour dans une tradition et en faisant entendre sa voix.
Il n’est pas imprudent de dire que Michel Leplay n’a cessé de discerner ce qu’est notre « situation ». Il faut sans doute rapprocher son engagement de directeur de Réforme de l’activité de gérant de Péguy aux Cahiers de la quinzaine. Les « chroniques » furent un modèle d’écriture de Péguy et un genre cultivé par Michel Leplay sur les ondes et par la plume – la machine à écrire. Plus largement aussi, l’écriture d’essais attentifs à distinguer l’espérance dans le présent (non sans « inquiétude cachée dans la confiance »). Au cœur de l’un d’eux, Péguy aide discrètement Michel Leplay à formuler une situation théologique actuelle : Le protestantisme et Marie. Une belle éclaircie. C’est l’humilité de Marie, « mère de tous les hommes », qu’il illustre par la litanie péguyenne sans mariolâtrie :
« À celle qui est infiniment joyeuse
Parce qu’elle est infiniment douloureuse,
À celle qui est infiniment touchante
Parce qu’elle est infiniment touchée… »
Après ses lectures d’adolescent de treize ans, Michel Leplay relut en effet Péguy à la Faculté libre de théologie protestante de Paris en même temps que ses condisciples, qui déclamaient parfois des séquences de la mariale Ève – avec tout le recul imaginable. Il y a certes dans l’œuvre de Péguy un côté « oratoire » qui n’est pas seulement catholique… C’est alors manifestement qu’il devint plus consciemment sensible au style de l’auteur des Mystères et des Tapisseries, d’une poésie qui « se lit debout, en marchant dans la plaine », et d’une prose qui se lit « assis, en silence et sur une chaise » (la « chaise » où se tient Péguy dans l’Histoire de la littérature française de Thibaudet (1936) n’est pas loin, ni la chaise des artisanes d’Orléans).
Ces deux pôles du style de Péguy, entre l’ascèse plus philosophique et le vers régulier ou libre, plus pneumatique, se retrouvent dans la pratique d’écriture de Michel Leplay : d’un côté, il y a la prose de l’essayiste, et de l’autre, les poèmes « sous l’inspiration de la lecture biblique du jour ». Et circulant entre ces pôles, l’accent qui reste « oratoire », dans le sens d’une parole de prédication ou d’enseignement qui se dés-autorise et ne réclame d’autre autorité que celle du Christ. Les lectures où Michel Leplay retrouve la source sont les deux Dialogues de l’histoire : Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, et Véronique, avec « l’âme charnelle ». Ces deux essais, posthumes, développent la réflexion de Péguy sur l’incarnation de Dieu dans l’Histoire et sur la destinée temporelle du testament spirituel, autour de la figure du Crucifié. En Péguy, Michel Leplay aime lire « le plus primitif » des « théologiens », revenant à l’Évangile : « […] pas plus qu’ailleurs, Péguy ne construit un système dogmatique (une “théologie”, à la manière de Thomas d’Aquin ou de Karl Barth). Il développe sa pensée en ordre de marche, sinon de bataille, mais ce déploiement polémique est toujours chez Péguy un retour aux anciennes profondeurs, aux premières intuitions, aux originales illuminations . » Dans le style de Michel Leplay s’entend bien en effet un authentique pouls péguyen. C’est bien autour du Christ crucifié que Michel Leplay réunit les figures et la pensée de Péguy et de Dietrich Bonhoeffer : « Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur la croix. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide . »
Cette méditation qui écoute le cœur du Père et du Christ fait aussi la force de la Véronique de Péguy, le chrétien est désarmé. Bien sûr, il répond ainsi dans sa beauté défigurée au culte de la force qui fut celui des totalitarismes. Mais il est aussi, pour Michel Leplay, ferment de la pensée théologique qui suivra. La comparaison entre les deux inspirations, celle de l’auteur de Véronique et de Résistance et soumission, permet aussi de lire les prémices d’un renouvellement du dialogue inter-religieux au xxe siècle, autour de l’Ancien Testament et de la Bible hébraïque (dont Jules Isaac, très proche ami de Péguy, fut l’une des figures, lui qui perdit sa famille lors de la Shoah). La dernière comparaison, et qui n’est pas des moindres, est celle de « l’inachèvement » de deux destinées, comme « accomplissement » et demande de fidélité.
Cette fidélité, Michel Leplay la dessine avec la sagesse et l’humour dont il est coutumier, en prologue à son étude sur « Kierkegaard et Péguy. Parallélisme ou convergence des existentialismes », dans un numéro de la série des Lettres modernes dirigé par Simone Fraisse sur les deux Dialogues de l’histoire. « Ce n’est pas à L’Église d’encenser Kierkegaard, ni à notre Sorbonne de célébrer Péguy. Ces hommages posthumes comme autant de dédommagements consisteraient à apprivoiser enfin des pensées qui furent livres, et à classer dans le catalogue des vies célèbres des existences originales dont toute l’originalité consiste à être inclassable. De même qu’être kierkegaardien après Kierkegaard reviendrait à être intrinsèquement anti-kierkegaardien, de même ne serait-ce pas se dresser contre Péguy qu’être péguyste après lui ? Toute systématisation de ce qui fut adversaire de “l’esprit de système” se prive d’emblée d’honnêteté spirituelle, et comment rester crédible si l’on inscrit dans le temps la philosophie même de l’instant ? » C’est finalement la communion à la même « réalité mystique » de ces deux spirituels qui permet à Michel Leplay de construire un « parallèle » entre eux.
L’originalité du « parallèle » chez Péguy est que ces lignes, contre toute loi géométrique, sont appelées à se rejoindre : c’est la formulation antiquisante (Plutarque) d’une lecture typologique de l’Histoire. Dans ce réseau de fidélités à Péguy, il faut évidemment relever le socialisme de Michel Leplay, en perpétuel ressourcement dans la pensée de Péguy. Le Péguy de 1998 en est un vivifiant témoignage. Ses fondations sont morales et spirituelles. Refus de l’exclusion (« se sauver ensemble » et vérité de l’action, doivent subir l’épreuve de l’« objection de conscience » où tous les systèmes rencontrent leur ruine. La révolution est toujours d’abord morale, commence par soi-même. Et dans la fragilité : revenant à Bonhoeffer à la fin de ce Péguy de 1998, Michel Leplay évoque un bilan de « courage » : « […] il n’y a d’histoire qu’incarnée, d’incarnation que souffrance, de souffrance que dans la faiblesse. » Michel Leplay perpétue la fidélité des protestants à Péguy : en particulier, la présence à ses côtés de l’un des premiers commentateurs d’Ève dans le Journal de Genève en 1914, le pasteur Émile Roberty. La promotion de la liberté de conscience et la vocation uni verselle des Cahiers de la quinzaine ont été grandement illustrées par des contributeurs protestants : Gabriel Monod, Raoul Allier, Louis Méjan, produisant avec l’importante « consultation » (préalable à l’examen de la loi de séparation des Églises et de l’État) un « attelage faussement étonnant entre un professeur de faculté de théologie protestante et le futur chantre du catholicisme15. » L’exceptionnelle ouverture des Cahiers, qui va de pair avec la confiance en l’extension infinie de la grâce, a pour corollaire inverse, dans les années dix, le partage d’une situation de minorité (à une époque où le catholicisme lui-même, s’il bénéficiait d’une large assise sociologique, était ébranlé par des divisions). Michel Leplay a également insisté sur le statut laïc de Péguy en théologie. Ce qui rapproche encore Péguy de ses amis protestants et juifs, c’est son isolement parmi les catholiques. D’où l’attachement à un esprit de communauté totalement libre avec ces amis, comme un noyau de Cité nouvelle. Un laboratoire d’œcuménisme sans concession. C’est d’ailleurs au milieu de ce laboratoire que Péguy leva la plume, au plein milieu d’une phrase de sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, à la fin de l’été 1914.
Combien ce compagnonnage entre Michel Leplay et Péguy est fondé, profond, nécessaire et transmis : c’est ce qu’à l’Amitié Charles Péguy nous savons donc bien. La présence de Michel Leplay est essentielle à la vie de l’association, comme ami fraternel de Péguy et de ses lecteurs, comme autorité morale et intellectuelle et bien sûr, comme protestant interlocuteur fondamental, perpétuant la tradition des amitiés protestantes de Péguy. Non de Péguy protestant – mais de Péguy protestant contre les contre-témoignages et les manques de charité et de foi. Marie-Clotilde Hubert16, qui a réuni la bibliographie péguyste de Michel Leplay pour le présent dossier, rappelle ainsi qu’en mars 1982, Michel Leplay fut l’instigateur du numéro spécial de Foi & Vie intitulé Péguy chez des protestants. Notre amie souligne également la connexion entre les engagements œcuméniques et les intérêts péguystes de Michel Leplay avec l’Amitié Charles Péguy : « en 1983, son nom apparaît pour la première fois parmi les contributeurs de la rubrique Chronique à plusieurs voix du Bulletin de l’Amitié Charles Péguy. Les notices ne sont pas signées, mais lui sont certainement dues celles qui signalent deux manifestations : une réunion du groupe de Boulogne-Billancourt de l’Amitié judéo-chrétienne où il a parlé de Péguy poète judéo-chrétien, et une rencontre œcuménique à Chartres où, dans son intervention sur Luther et les psaumes de la pénitence, il situe Péguy parmi les successeurs de Luther, théologien de la grâce. » Si « le dialogue œcuménique entre les chrétiens comme la rencontre des grandes religions sont pour ce qui nous concerne les effets d’une mondialisation que Péguy ne pouvait prévoir », selon Michel Leplay, « cette mondialisation ne l’aurait pas surpris, lui qui était tellement épris du salut du monde, de la justice universelle et du caractère sacré et international des droits de l’homme18. » Marie-Clotilde Hubert date aussi l’amitié étroite entre Michel Leplay, Françoise Gerbod et Jean Bastaire : « en 1983, le président de l’Amitié est alors Yves Rey-Herme, Françoise Gerbod est viceprésidente (avec André A. Devaux) et Jean Bastaire est secrétaire général. Dès cette époque apparaît entre Françoise Gerbod, Jean Bastaire et Michel Leplay une proximité dont une part reviendrait, à leur dire, à l’appartenance à une même année de naissance. »
Dans les années soixante-dix, comme l’indique Marie-Clotilde Hubert, Michel Leplay était lié avec Simone Fraisse, tous deux étant amis de Paul Ricœur, qui habitait « la même maison que les Fraisse, aux Murs Blancs. C’est en 1985 que commence la collaboration de Michel Leplay au Bulletin, avec une contribution qui sera suivie de beaucoup d’autres. » Laissons de nouveau la parole à Marie-Clotilde Hubert pour la suite de cette chronologie : « L’entrée de Michel Leplay au Conseil de direction de l’Amitié a été ratifiée lors de l’assemblée générale du 18 janvier 1986. Il sera vice-président de 1997 à 2008. Présence sans défaillance dans toutes les activités de l’Amitié. Un exemple : l’organisation avec Françoise Gerbod d’une soirée au Centre Sèvres à Paris, 24 avril 1990 : montage d’un choix de textes de Péguy qui seront interprétés par Denis Bosc et Robert Marcy19. » Péguy constitue un « maître » pour Michel Leplay, sur le chemin du Royaume, avec Bonhoeffer, Kierkegaard, Jacques Ellul et bien d’autres. Mais il a une place singulière, celle de l’ami catholique qu’il ne cesse de relire et d’interroger, pour recueillir avec lui les prémices de la Cité de Dieu.