L’auteur est Jacques Gaultier, ministre des Églises d’Archiac, de Cognac, puis de La Rochelle à partir de 1654. En 1661, il fait partie des protestants expulsés de la ville qui contrevenaient à la Déclaration de 1629 interdisant aux réformés qui n’y sont pas nés d’y résider. Il prend en charge l’Église de Dompierre jusqu’à sa mort en 1676.
L’ouvrage, publié à Quevilly en Normandie, car il n’y a plus d’imprimeurs protestants à La Rochelle, est dédié à Théophile Vigier, seigneur des Rabaisnières Treillebois à Arvert qui en 1665 assure le commandement du Bourbon dans l’escadre d’Abraham Duquesne. En 1671, il sera promu chef d’escadre après dix années de navigation en Méditerranée et dans l’Atlantique. Mais, l’année suivante il meurt de ses blessures quelques jours après la meurtrière bataille navale de Solebay. Il est un des plus illustres exemples de ces marins de confession protestante dans la marine de LouisXIV. La dédicace est prestigieuse.
Jacques Gautier justifie la publication de son livre par le développement des échanges maritimes ce qui est un fait notoire à La Rochelle à partir des années 1650 avec, à côté du commerce traditionnel avec l’Europe du Nord, les nouveaux trafics avec les Antilles et le Canada. Jacques Gaultier dit concevoir son ouvrage sous la forme d’une liste la plus exhaustive possible des situations que rencontrent marins et passagers au cours d’un voyage maritime et les prières et les actions de grâce correspondantes à celles-ci. Il s’agit de mettre à la disposition de ces hommes (il semble ne pas avoir de femmes à bord !) un livre de dévotion qui doit encadrer leur rapport à Dieu pendant ce temps périlleux « qui obligent ceux qui en ont cognoissance à se réfléchir sur eux-mêmes et à s’élever à Dieu à toutes heures en saintes méditations ».
Une prière par péril
À chaque situation, une prière. Certaines prières sont suivies d’une Action de grâce attestant que le vœu a été exaucé : « Prières pour un heureux retour » suivies d’une « Action de grâce pour un heureux retour ». Les plus nombreuses implorent la protection de Dieu pour les passagers et pour que l’équipage puisse être guidé dans ses fonctions (le pilote, le capitaine, les soldats, le marin qui fait le quart), et les aider à faire face aux moments tragiques (le naufrage, la chute dans l’eau, la maladie, le manque de vivres, etc.) et aux effets des contraintes naturelles (la tempête, le feu, le beau temps, le grand calme, etc.), enfin l’éventuelle menace de navires ennemis. Les prières communes correspondent à des temps réguliers (matin, soir, dimanche) et un thème redondant (pour le Roi et l’État). Celles liées aux activités humaines se limitent à deux entreprises essentielles pour les ports charentais : la pêche et la « troque ». La prière et l’Action de grâce « pour la pêche et la charge faite» remercient Dieu d’avoir permis de rapporter la cargaison de poissons à bon port sans une tempête qui eut mis en péril les hommes et le fruit de leur travail. Le texte concernant la troque, la traite des fourrures avec les Amérindiens du Canada, est intéressant. Outre la justification de la nécessité du commerce pour l’approvisionnement en produits nécessaires aux marchés européens, Jacques Gautier évoque la possible conversion des Amérindiens au christianisme par l’apprivoisement causé par les jeux d’échanges. Le commerce, instrument de la christianisation ! Mais quel christianisme ? Le catholicisme du roi de France ? Le protestantisme de nombre de marins, marchands et coureurs des bois charentais ?
Un ouvrage original ? Dans leurs travaux sur la peur et la mort dans les sociétés maritimes protestantes, Jean Delumeau et Alain Cabantous mobilisent surtout des références anglaises, allemandes, néerlandaises et scandinaves. Des rites de bénédictions des navires avant le départ existent au sein des Eglises anglicanes et luthériennes. La seule source française présentée par les deux historiens est l’ouvrage du pasteur rétais Théophile Barbault publié à Amsterdam en 1688 par un libraire qui est aussi un réfugié rochelais… qui a repris la structure du livre de Jacques Gaultier qui est donc bien le premier livre de piété maritime à destination des réformés francophones. Mais celui-ci a-t-il eu un modèle ? Sans aucun doute, la section du Book of Common Prayer de l’Église d’Angleterre est consacrée aux voyages maritimes, mais toutefois, complétée par des préoccupations particulières aux marins, pêcheurs et marchands français: les entreprises de pêche à l’île de Terre-neuve, la pratique de la «troque» au Canada, les pirates barbaresques en Méditerranée. Il faut y ajouter la prière pour le roi de France, la dédicace à Théophile Vigier un geste d’affirmation de la fidélité des marins protestants à Louis XIV et un acte de soutien à la politique maritime et coloniale menée par Colbert à partir des années 1660. À ce jour, un seul exemplaire, conservé à la bibliothèque de la Société de l’histoire du protestantisme français (SHPF), a été repéré. Peu d’exemplaires imprimés ? Nombre d’exemplaires disparus dans les vicissitudes des coffres de marins et de passagers ?
Prière pour ceux qui vont à la troque
Seigneur nostre bon Dieu & Père, comme tu nous a créés pour la société, & pour la correspondance, & as bien voulu qu’afin de la fomenter d’autant mieux chaque pays eust ses avantages particuliers, tellement que ce qui abonde en quelques uns, ne se peut pas trouver si commodément ailleurs : Nous, qui pour le bien de nos affaires, nous disposons à traiter avec ceux de ce pays, dont les humeurs défiantes & les esprits grandements barbares peuvent nous rendre le succès douteux, & nous causer du desavantage; Nous te supplions, que tu veuilles par ta bonté nous prendre en ta protection spéciale, & nous adresser par ta grace afin mesmes, que nous ne soyons point en achoppement à ces gens là, & à la cognoissance qu’ils pourroient prendre de ton Evangile. Fay nous la grace, Seigneur, d’observer si bien la bonne foy en toutes choses, que nous en ayons d’autant plus de vray satisfaction en nos ames, & que nostre procédé ne rebute point ces peuples d’un eschange bien plus important, & plus favorable pour eux tellement que s’apprivoisans avec nous, ils renoncent à l’impiété et à l’erreur de la nature & facent voir assez dociles à les biens concevoir de nos bons sentiments pour l’Évangile de ton Fils, Amen.
Jacques Gautier, Seureté du Navigage ou Manuel de prières pour ceux qui vont en mer, Chez Pierre Cailloüe, Quevilly, 1665. Bibliothèque de la SHPF, 8° 18550.