Dans beaucoup d’institutions et de réseaux, on tend encore aujourd’hui à focaliser le regard sur les E2i. Traduire : les « Églises issues de l’immigration ». Cette expression a remplacé celle d’Églises de migrants, trop restrictive, ou celle d’Églises ethniques, souvent impropre. En direction de ces fameuses Églises issues de l’immigration (E2i), des protocoles de formation, de collaboration, de dialogue ont été peu à peu mis en place, à l’image du Projet Mosaïc en France, piloté par la Fédération Protestante de France (FPF).

Le cadre posé à ces échanges est schématiquement le suivant : il y aurait un « nous », les Églises protestantes installées, métropolitaines, et « les autres », rassemblés dans les E2i, conglomérat de communautés nouvelles invitées à s’insérer progressivement dans le creuset protestant européen.

L’impact migratoire : pas seulement quelques ceps de vigne en plus

Cette lecture binaire néglige cependant une autre réalité, beaucoup plus massive : la recomposition interne de presque toutes les paroisses et Églises locales existantes sous l’effet des apports migratoires. Dans toute l’Europe francophone, que ce soit dans les métropoles, les petites villes, les bourgs ou les églises de village, la présence protestante s’est trouvée enrichie et stimulée, depuis trente ans, par de nouveaux apports démographiques, souvent venus d’Afrique subsaharienne. Cet impact n’est pas toujours spectaculaire. Ici où là, ce sont une famille, deux foyers qui s’installent. Ailleurs, au contraire, le profil socioculturel des assemblées mute. En deux générations, on passe d’une église 100% métropolitaine à une église 80% afro-antillaise. Quant à la chapelle de la rue Taitbout, emblématique du revivalisme protestant parisien des années 1830-40, elle abrite aujourd’hui une assemblée coréenne ! Plusieurs paroisses ou églises locales de Paris ont connu ce processus de mutation, comme l’église libre de la rue d’Alésia ou l’église baptiste de l’Avenue du Maine (1). Ces recompositions internes aux assemblées déjà existantes interdisent de réduire l’enjeu de l’immigration à l’arrivée de nouvelles églises, les fameuses E2i. En d’autres termes, l’impact principal de l’immigration sur le protestantisme francophone ne se joue pas dans l’essor des E2i (réel mais secondaire), mais dans le défi interculturel posé à toutes les communautés, anciennes et récentes. Dans la « vigne du Seigneur », version protestante, l’immigration n’a pas seulement rajouté quelques ceps. Le renouvellement démographique qu’elle apporte a enrichi le goût du raisin de toute la vigne, quel que soit l’âge des ceps. Toutes les assemblées protestantes sont invitées à intégrer le fait que le migrant, ce n’est pas « l’autre », mais il fait partie du « nous ». Avec trois enjeux à suivre, porteurs de promesses.

De la parole aux actes : trois enjeux pour le « nous » en Église

Le premier est celui d’un meilleur partage des responsabilités dans le protestantisme. Le pasteur Saïd Oujibou le souligne, sans langue de bois, dans son dernier ouvrage (2) : « Dans les organisations missionnaires, les fonds, les stratégies et le leadership viennent encore en majorité d’Occident. Prenez une église de Paris. Vous avez toutes les chances de tomber sur un pasteur blanc et son trésorier blanc, lui aussi. En revanche, les tâches subalternes et pratiques sont remplies par des Afro-Antillais. Difficile de ne pas y voir une forme de discrimination discrète dans nos églises. Par ailleurs, combien de grands pasteurs français sont d’origine nord-africaine ? On peut les compter sur une seule main. Nous sommes portant des Français de deuxième, voire de troisième génération. Quelle est alors la représentativité de nos institutions, par rapport à la sociologie de nos églises? Une véritable intégration doit entraîner une meilleure reconnaissance des communautés immigrées dans les centre décisionnels des églises ». À bon entendeur !

Le second est celui de l’école mutuelle. Si le migrant protestant francophone ne se réduit plus à « l’autre » qu’il s’agit d’intégrer dans les ‘couveuses »‘ du protestantisme déjà installé, mais s’il fait partie du « nous », alors toute posture unilatérale enseignant-enseigné gagne à être abandonnée. À ce paradigme paternaliste, on préférera le modèle de l’école mutuelle. En matière de formation, les réseaux protestants établis ont bien des choses à partager aux arrivés de fraîche date. Mais en retour, les nouveaux arrivants protestants ont beaucoup à transmettre aussi aux plus anciens. En matière de théologie, de liturgie,  de commensalité, de pastorale, pratiques d’accueil, d’évangélisation, leur savoir-faire enrichit considérablement le protestantisme francophone. Leur valeur ajoutée ne se réduit pas aux agapes épicées et aux chorales rythmées dans lesquelles les métropolitains ont parfois tendance à les confiner.

Le troisième est tout simplement de mettre des mots sur le défi interculturel. Bien des responsables ou réseaux d’assemblées n’assument pas les recompositions internes que vivent les communautés locales. Cette omerta sur les changements rencontrés nourrit rancoeurs, déceptions, méfiances et amertumes. « Dans l’Église.. il y a effectivement une très grande diversité culturelle, elle ne me semble pas prise en compte (..) Les moyens à mettre en oeuvre pour exprimer cette diversité n’ont pas été pensés », rapporte ainsi un fidèle de l’église baptiste de l’Avenue du Maine, interrogé en avril 2009. Un autre se demande pourquoi « des Français métropolitains, pour ne pas dire blancs, sont presque tous partis de l’église ». Mettre les enjeux sur la table, en parler sans tabou, former hommes et femmes du corps pastoral, des conseils presbytéraux, voire toute l’assemblée à l’interculturalité facilite l’échange, adoucit les tensions, aide à se comprendre. Des outils bibliographiques adaptés existent aujourd’hui pour cela ! (3)

En définitive, en dépit de leurs limites, fragilités, erreurs à corriger parfois, les protestantismes d’Europe francophone constituent une culture d’accueil pour les migrants (4). Un espace social où le rapport à l’altérité peut transformer les tensions et les peurs en énergies communes. Un creuset où se recomposent, dans toutes les assemblées, les identités individuelles et collectives. substituant aux discours clivants du « moi » et « l’autre », l’espérance d’un nouveau « nous ».

(1) Voir S. Fath (avec C. Gachet), « L’enjeu de la diversité dans le protestantisme parisien, l’exemple de l’église libre de la rue d’Alésia », dans Y.Fer et G. Malogne-Fer,  Le protestantisme à Paris, Labor et Fides, 2017, p.89 à 105

(2) Saïd Oujibou, L’islamisme, l’islamophobie, l’islamofolie, 2015, p.95

(3) Voir par exemple le collectif Frédéric de Coninck et Jean-Claude Girondin (dir), L’Église, promesses et passerelles vers l’interculturalité ? Excelsis, 2015

(4) Bernard Boutter, « Le protestantisme en France : un terreau d’accueil privilégié pour les migrants? », in Fath et Willaime (dir), La nouvelle France protestante, 2011, p.300-313