Titulaire d’une thèse en ethno-musicologie sur la musique protestante évangélique créole, auteure d’un chapitre de l’ouvrage L’Église, promesses et passerelles vers l’interculturalité ? (Excelsis, 2015),  Ruth Labeth nous en apprend davantage sur les mutations de l’hymnologie antillaise.

La créolité est un vecteur externe d’interculturalité, par sa capacité à atteindre des publics d’autres horizons. Mais elle est aussi la résultante d’une démarche interculturelle. A quoi l’entend-on dans la musique protestante créole ?

A quelques expressions près, la musique religieuse antillaise a longtemps été à l’image de ce que les recueils de cantiques d’Europe proposaient. Depuis quelques années, elle est en quête d’affirmation identitaire et cherche à s’enraciner dans un patrimoine afro-caribbéen, trop longtemps dénigré. Plutôt que de se refermer sur soi, la musique religieuse est aussi marquée de fluidité (échanges, transculturation, métissage) plus librement acceptée et recherchée. Des ouvertures vers des sons caribbéens (zouk, kompa, reggae, soul, ragga) ou d’horizons plus lointains (rap, RnB), des contacts avec les îles voisines favorisent un processus de créolisation du sonore qui tend à absorber la totalité du monde.

Refrains évangéliques créoles repris par les catholiques

Le monde créole francophone est très marqué par le catholicisme ; par rapport à ce référentiel, la musique créole d’expression protestante s’est-elle « posée en s’opposant », ou a-t-elle incorporé des éléments catholiques ?

C’est plutôt l’inverse qui s’est vérifié. Sur le plan linguistique, l’utilisation de la langue créole dans l’office religieux (prédication, chants) a débuté chez les protestants évangéliques, notamment à l’occasion de campagnes d’évangélisation. Les refrains composés en créole à cette occasion ont été repris ensuite par des groupes de chants des Églises catholiques (et non l’inverse). A contrario, certains instruments de la culture traditionnelle créole (tambour, cha-cha, ti-bwa…) ont fait leur première apparition sur la scène religieuse, au sein des communautés catholiques.

Il est indéniable que les mentalités changent. Les hostilités ouvertes entre communautés de confessions différentes (catholiques versus évangéliques) appartiennent à une époque révolue. Aujourd’hui, on tente de se comprendre et d’intégrer dans sa propre pratique liturgique ce qui chez l’autre peut venir nous enrichir.

Réconciliation avec son « corps » culturel

Vous soulignez la corporéité de la musique créole chrétienne. Comment cette dimension incarnée s’articule-t-elle avec le cliché de la rigidité protestante ?

Dès les débuts de l’évangélisation, la rigidité protestante apparaît d’une part dans la facture des cantiques que les missionnaires enseignaient aux fidèles, c’est-à-dire une écriture strophique, syllabique et homorythmique de type choral protestant, et d’autre part dans une spiritualité chantée posée et contenue, c’est-à-dire une quasi absence d’expressivité gestuelle. Mais très rapidement le chrétien évangélique adapte ces chants à sa propre sensibilité musicale, identifiée par une rythmique plus marquée et syncopée : une acclimatation qui s’organise, dira le sociologue guadeloupéen J.-C. Girondin, « de manière inconsciente, involontaire et informelle, le “mawonisme” (la rébellion des esclaves), comme refus des cultures européennes et américaine des protestants antillais en Guadeloupe ».

Aujourd’hui, plus que jamais, encouragé par le contexte d’émancipation identitaire et de réhabilitation de musiques traditionnelles héritées des esclaves (le Bèlè en Martinique, le Gwo-ka en Guadeloupe), le chrétien entame une démarche de réconciliation avec son propre corps « culturel », car ainsi que l’écrit Édouard Glissant, dans son Discours Antillais, « l’oral est inséparable du bouger du corps. Là le dit est inscrit non seulement dans la posture qui le favorise, […] mais encore dans les évolutions presque sémaphoriques par quoi le corps suppose ou supporte le dit. Le vocal puise dans la posture et peut-être s’y épuise. » Le chrétien des Antilles ne peut se déposséder de son corps quand il chante. Ainsi, l’une des manifestations les plus reconnues de cette corporéité est une plus grande expressivité gestuelle que les dirigeants tolèrent pour certains, encouragent pour d’autres. Contrairement à ce qui se passait à l’époque missionnaire, époque qui s’inscrit dans une politique d’assimilation, on observe une plus grande gesto- corporéité (frapper des mains, lever les bras, balancer le corps, danser) surtout lorsque la louange est en langue créole ou que les chants proviennent d’un répertoire local.

Une musique qui déborde des cercles créolophones

S’il fallait citer trois personnalités motrices du développement de la musique créole protestante, qui citeriez-vous, et pourquoi ?

Je citerais d’abord un groupe des années 70-80, Les Pacifistes, composé d’Antillais de la diaspora de France. Il apparaît comme un des pionniers de la musique religieuse antillaise. Leurs chants, tant au niveau du choix de la langue (français et créole) ou des rythmes plus caribbéens, offrent pour la première fois une perspective vers une musique religieuse d’expression créole. A cette époque (70-80), même les plus grands artistes du showbiz antillais tels que David Martial ou Expérience 7 (dans ses débuts) ne chantent qu’en français, probablement par crainte de se priver d’une audience non créolophone.

Ensuite, Xavier Foster, un chanteur-compositeur originaire de la Dominique, qui réside en Martinique. Il est une figure incontournable de la scène musicale évangélique des Antilles. Sa production discographique est impressionnante et largement diffusée dans les médias sociaux, sur les ondes radiophoniques, et lors des concerts aux Antilles ou Outre-Atlantique. C’est un leader dans la musique Gospel caribbéenne. À travers des rythmes antillais populaires, il a su réconcilier le côté festif de la culture musicale créole avec le chant religieux. La popularité de ce chanteur se vérifie dans l’intégration de ses chants dans le répertoire hymnologique de nombreuses Églises antillaises (dans les Caraïbes, en France métropolitaine, et même au Québec).

Pour le choix (difficile) du dernier nom, je dirais Bertrand Maricel (Guadeloupe), pour rendre honneur à une démarche artistique qui utilise la musique, le théâtre, la poésie et la danse comme outils d’expression liturgique : un projet innovant qui se construit dans l’entre-deux, entre tradition et modernité, entre Caraïbe et Europe. A la fin des années 80, B. Maricel constitue un groupe qu’il nomme Nature. Son objectif : se réapproprier le patrimoine culturel pour enraciner le chant d’Église dans le fonds afro-européen-caribbéen tout en préservant l’orientation doxologique (culte) et missionnaire (évangélisation). Cette pénétration de pratiques vocales et musicales à base de tambour et autres instruments traditionnels dans l’espace cultuel est un signe de progrès et d’ouverture, mais aussi de rupture décisive avec le patrimoine traditionnel protestant évangélique, sur fond de relecture critique des héritages coloniaux.