Parmi les idées reçues sur le protestantisme, il a l’idée d’individualisme, au point où l’on a parfois accusé les protestants d’être des ferments d’atomisation de la société. C’est oublier que le protestantisme aime l’association. 

Considéré comme le père de l’économie sociale et solidaire, le professeur et économiste français Charles Gide (1847-1932), objet d’une superbe biographie intellectuelle par Frédéric Rognon (1), est un des grands « apôtres » contemporains de cette liberté d’association qui prévaut aujourd’hui sur de nombreux territoires (mais pas tous !) de la francophonie.

Dans une conférence publique donnée devant la Société Suisse d’Economie Sociale, à Genève, en mars 1890, Charles Gide affirme haut et fort revendiquer une individualité en relation avec les autres. L’individualisme du chacun pour soi, très peu pour lui ! Ce propos, d’une clarté et d’une force remarquable, mérite d’être cité :

« Nous sommes aussi jaloux que l’école libérale de la personnalité et de l’individualité humaine, nous voulons, nous aussi, la voir se développer toujours davantage pour devenir plus forte, plus riche (…). Et nous n’admettons point, nous protestons au contraire contre ce détestable sophisme qui consiste à confondre l’individualité avec l’individualisme (…). Il y a longtemps déjà (…) Alexandre Vinet avait fait la distinction. Il le dit en ses propres termes : ‘Jusqu’à quand s’obstinera-t-on à confondre l’individualité avec l’individualisme ?’ (…) Cette pensée c’est que l’individualiste d’un être quelconque se développe précisément en raison inverse de la vie pour soi-même et en raison directe de la vie pour autrui » (2)

Ne pas confondre individualité et individualisme

Le cap est fixé : l’émancipation de la personne, à laquelle la foi chrétienne et protestante contribue, ne passe pas par le repli individualiste, mais par une individualité qui s’épanouit dans la relation à l’autre. Cette constante dans la pensée de Charles Gide permet d’articuler la responsabilisation du consommateur (3) avec des logiques collective d’action et de solidarité, via un outil fondamental : l’association libre. Professeur d’économie politique à Bordeaux (1874), puis à Montpellier (1880) et à Paris (1898), Charles Gide n’a cessé de militer, en France et hors de France, pour l’engagement dans des associations solidaires et libres. C’est l’un de ses chevaux de bataille les plus précoces, bien avant que la liberté d’association soit officiellement reconnue par la Troisième République (loi du 1er juillet 1901). Ce n’est pas un hasard si c’est précisément sur la liberté d’association religieuse que porte sa thèse de doctorat en Droit, soutenue à Paris en 1872, deux ans avant sa réussite à l’agrégation. Intitulée « le droit d’association en matière religieuse », cette thèse de doctorat a contribué à la longue réflexion qui va permettre, trois décennies plus tard, d’établir la liberté d’association (1901) puis de mettre en place des associations cultuelles (1905). L’Etat ne saurait se contenter d’assurer la sécurité. Il doit aussi défendre la liberté des citoyens à se réunir et à s’associer. Se rend-on bien compte aujourd’hui que cette liberté d’association est un droit précieux, chèrement acquis ? Réalise-t-on qu’il n’est toujours pas une évidence dans certains territoires du vaste espace francophone, 80 ans après la disparition de Charles Gide ? Ce dernier n’est pas un auteur dépassé, ou du passé. Il reste un auteur subversif !

Face aux prédations exercées par les puissants, et aux forces qui alimentent les égoïsmes, l’association libre est pour lui l’élément social clef à partir duquel des projets solidaires, mais aussi des luttes pour la justice peuvent aboutir. « C’est en effet par l’association et la solidarité étroite des associés que se gagne souvent la victoire », affirme-t-il. Mais l’association pour l’association n’est pas pour autant la panacée. Gide sait bien qu’on peut aussi s’associer pour des motifs mesquins, des intérêts particuliers, voire pour des égoïsmes de groupe. C’est pourquoi il insiste en parallèle sur deux ingrédients essentiels à la réussite du projet social et émancipateur de l’association. D’une part, un cadre de valeurs, qu’il puise pour sa part dans le christianisme social en version protestante. D’autre part, une dynamique coopérative, dont il admire la mise en œuvre en Angleterre (coopératives de consommation), et qu’il veut généraliser en France, en Suisse, et partout où cela sera possible.

On a oublié aujourd’hui à quel point cette défense de la liberté d’association et de la solidarité coopérative a fait mouche, non seulement en France, mais dans toute la francophonie et bien au-delà. Qu’on en juge : ses Principes d’économie politique, manuel à destination des étudiants où il plaide (entre autres) pour un engagement associatif responsable et solidaire, ont connu 26 éditions publiées en France entre 1884 et 1931, mais également 19 traductions en langues étrangères et une en braille!

 

(1) Frédéric Rognon, Charles Gide, éthique protestante et solidarité économique, Paris, Olivétan, 2016.

(2) Charles Gide, cité par André Encrevé, L’expérience et la foi : pensée et vie religieuse des huguenots au XIXe siècle, Genève, Labor et Fides, 2001, p.415.

(3) Cf. le volet 1 de cette série sur Charles Gide, déjà publié par ce Fil-info Francophonie