Principalement de tradition orthodoxe, son christianisme a reçu d’autres influences et renouvellement. Les Églises évangéliques arméniennes, qui appartiennent à la scène protestante francophone, en font partie.
On doit au pasteur Jean-Daniel Sahagian, natif de Marseille, d’avoir signé en 1986 une synthèse éclairante sur le sujet. Elle est intitulée Le mouvement évangélique arménien des origines à nos jours[1]. Elle est adressée aux lecteurs francophones (p.9). Le livre reprend, en les développant considérablement, une série d’articles édités entre 1966 et 1970 dans le Lumignon, bulletin bimestriel des jeunes des Églises évangéliques arméniennes de France.
Acte de naissance en 1846
Dans une première partie, intitulée « Des origines aux massacres de 1915 » (p.15 à 78), il évoque les débuts de ce mouvement protestant, situé dans la première moitié du XIXe siècle. Il est né dans la composante arménienne de l’Empire ottoman, et c’est là qu’il a le plus prospéré. Le berceau du peuple arménien, dans l’Arménie du Caucase, a été touché lui-aussi par une phase de Réveil protestant au cours du XIXe siècle, mais de manière beaucoup plus limitée. Comme cela s’est produit plus tôt en Europe de l’Ouest, le mouvement ne part pas de zéro. Il entend réformer et revivifier un christianisme apostolique déjà très ancré dans le pays depuis plus de 1500 ans. Nourri ensuite de l’arrivée de missionnaires, en particulier de la Near East Mission (crée en 1820 aux Etats-Unis), le mouvement naissant au sein de l’Empire ottoman entre en relation avec les sociétés bibliques qui se créent alors un peu partout en Europe. La Bible se diffuse, le désir de réforme grandit. Face aux oppositions du clergé, une scission doit finalement se produire, car la situation, pour les réformateurs évangéliques, devient bientôt insupportable : « boycott commercial, exil d’instituteurs et de prêtres, lapidations, bastonnades, emprisonnements arbitraires sans aucun procès, tout fut mis en oeuvre pour anéantir rapidement le Mouvement » (p.25). Celui-ci s’autonomise, se sépare de l’Église apostolique arménienne, se constitue en Église évangélique arménienne au 1er juillet 1846.
Après un essor liminaire lors de la première décade, le mouvement évangélique arménien connaît des années d’expansion significative jusqu’en 1873, avec la création de nombreuses communautés et d’écoles, avant de connaître une fin de siècle difficile. La guerre russo-turque, puis des années d’oppression sus le sultanat d’Abdul-Hamid (1883-1892), sont éprouvantes. Mais le pire était encore à venir, avec des années de terreur, jusqu’en 1902. Marquées par de véritables massacres, elles mettent en danger la survie du Mouvement. Celui-ci fait preuve de grandes capacités de résistance. Il consolide ses structures, à défaut de croître. A la surprise générale, Jean-Daniel Sahagian signale la persistance des missionnaires, qui décident de rester malgré les dangers. Ils sauvent des vies, soulagent la détresse, font connaître les exactions subies. Jusqu’en 1909 s’ouvre ensuite une nouvelle phase, brève mais intense, où des épisodes revivalistes secouent les assemblées, élargissant le fragile Mouvement évangélique par des conversions et des ralliements. Dans l’assemblée de Van, en 1911, on compte ainsi plus de 500 fidèles, effectifs frôlant un peu plus tard le millier ! Mais la Première Guerre Mondiale et l’entreprise génocidaire conduite par Istanboul fracassent les espoirs. Jean-Daniel Sahagian titre son chapitre 9 ainsi : « la destruction de l’Oeuvre évangélique au cours de la Première Guerre Mondiale » (p.73-78). Lorsque les déportations et les massacres commencent, dans les provinces orientales à forte densité arménienne, on ne fait pas de détail : quelles que soient leur confession, les Arméniens sont décimés, qu’ils appartiennent à l’Église majoritaire, ou aux autres minorités chrétiennes, organisées en « millets » distincts[2].
De la Turquie aux diasporas
Dans la seconde grande partie de l’ouvrage (« Des massacres à nos jours », p.79 à 155), Jean-Daniel Sahagian retrace ensuite l’histoire d’une reconstruction graduelle, portée par des survivants traumatisés. Grâce aux diasporas en Europe et en Amérique du Nord, la communauté arménienne redresse la tête, et le Mouvement évangélique, soutenu par d’autres Églises protestantes, se restructure et rebâtit. Vaste programme ! En Turquie, il existait 137 Églises évangéliques arméniennes constituées en 1913, il n’en reste plus que 31 en 1920 (montant divisé par quatre). Le nombre des pasteurs arméniens évangélique est passé en sept ans de 179 à 38, et les communiants de 14.000 à 4.200 (chiffres p.85). Dans les écoles, la saignée est encore plus terrible : les élèves du second degré sont ainsi passés de 4100 à 625 (montant presque divisé par 7). Cet effondrement en annonce un autre : celui de la présence globale des Arméniens en Turquie, réduite à une peau de chagrin. C’est désormais sous d’autres cieux, dans une diaspora déployée principalement sur trois continents, que l’Église évangélique arménienne poursuit son destin. En Arménie du Caucase, en Amérique du Nord, en Syrie et Liban et… en France, le mouvement évangélique maintient et consolide son identité protestante. La francophonie n’est pas absente, entre Liban, Canada et surtout France, où l’implantation évangélique arménienne s’est effectuée à partir de 1923.
Très bien intégrées dans les réseaux du protestantisme, ces Églises évangéliques articulent langue française, culture arménienne et identité protestante dans un esprit de partage révélé au travers de nombreuses initiatives d’ouverture et d’accueil. En témoigne par exemple le centre culturel ANI (du nom de la capitale arménienne de l’an 1000), rattaché à l’Église évangélique arménienne de Marseille-Beaumont. Fondé dans la cité phocéenne en 1987 par le pasteur Sahagian, soutenu par une trentaine de bénévoles, ce centre culturel arménien a attiré l’attention du magazine Christianisme Aujourd’hui qui titrait, en février 2011 : « Des Arméniens servent leur cité »[3]. Loin des enfermements communautaires, une autre manière de vivre la francophonie protestante.
[1] Jean-Daniel Sahagian, Le mouvement évangélique arménien, IMEAF, 1986 (160p).
[2] Le millet est une unité administrative ottomane (Empire turc) qui permet de gérer les minorités culturelles et religieuses. Il existait un « millet » arménien catholique et un « millet » arménien protestant.
[3] Sandrine Roulet, « Des Arméniens servent leur cité », Christianisme Aujourd’hui, février 2011, p.46.