La francophonie protestante à Madagascar, quel décentrement ! Un cocktail de diversité et de créativité qui ouvre le jeu. Plus de la moitié des lieux de culte repérés aujourd’hui sur la Grande Île n’existaient pas il y a 40 ans. Une invitation à sortir d’une vision de la religion trop souvent dictée par le patrimoine. Pour y parvenir, nos lunettes franco-françaises ne sont pas toujours les meilleures… Nos amis belges ont cette boutade qui en dit long : « la recette la plus facile pour devenir un milliardaire, c’est d’acheter un Français à sa vraie valeur, et de le revendre à la valeur qu’il s’estime ». Manière de se moquer, à juste titre, d’une certaine tendance française à se croire le centre du monde. Du haut en bas de la société, la morgue dont les Français sont trop souvent capables fait des ravages. On l’observe à l’Elysée, quand Emmanuel Macron, pourtant bon président, cède au penchant de la petite phrase… L’effet, au plan intérieur, a nourri la colère de Gilets Jaunes. Au plan diplomatique, cela a nourri la réprobation du Brésil : l’inquiétant Bolsonaro avait certes besoin d’être interpellé au sujet des incendies en Amazonie, mais il y a d’autres manières de faire que de traiter le président élu d’un grand pays de « menteur » ! Au stade, quand les organisateurs du match officiel France-Albanie, samedi 7 septembre 2019, diffusent avec désinvolture l’hymne monténégrin au lieu de l’hymne albanais, comment ne pas reconnaître une fois encore cette arrogance hexagonale ?
Elle se retrouve aussi dans la manière dont beaucoup de nos observateurs continuent à évaluer les christianismes du Sud, dont celui de Madagascar. A l’occasion de la visite du Pape sur la Grande Île, Laure Verneau, pour le quotidien Le Monde, s’est ainsi abandonnée aux clichés d’un autre temps : à croire son enquête unilatérale, l’évolution du paysage religieux de Madagascar se résumerait à une Eglise catholique, seule Eglise au plein sens du terme, et « 200 sectes évangéliques » qui grignotent sa part de marché[1]. Ces schémas de pensée évoquent en partie la « catho-laïcité » analysée notamment par Jean Baubérot et Jean-Paul Willaime : vu de Paris, en-dehors de la laïcité et du catholicisme, il n’y aurait donc que des sectes ? En amont, ces catégorisations orientées reproduisent une rhétorique héritée de « la rencontre coloniale » et ses « modèles occidentaux »[2], où le seul christianisme qui vaille, pour certains, serait celui apporté par les colons.
Cette ignorance à l’égard des recompositions contemporaines du christianisme malgache témoigne d’un impensé national et colonial qui empêche de comprendre posément le paysage chrétien de 2019, que ce soit à Madagascar ou ailleurs. Les reconfigurations qui marquent les Eglises ne se résument pas au face-à-face entre l’Eglise des anciens colons (l’Eglise catholique) et les « sectes évangéliques » (sic). Elles s’inscrivent, sur la Grande Île, dans la riche palette des protestantismes, stimulée par de nouvelles églises postcoloniales, mais aussi par d’autres offres religieuses (mormons, musulmans, etc).
Quel état des lieux en 2019 ?
Les données actuellement accessibles sont toutes, au mieux, datées, et au pire, fantaisistes. L’article Wikipedia sur « La religion à Madagascar » mentionne ainsi 41% de chrétiens, dont une moitié de catholiques, une moitié de protestants… Ce qui ne correspond plus à la démographie religieuse actuelle. Quant à l’atlas Operation World, base de données missionnaire nord-américaine qui entend donner des statistiques fines sur le paysage confessionnel, il surévalue la présence luthérienne, tout en fournissant des éléments très sous-estimés (par exemple) pour les pentecôtistes de Jesosy Mamonjy. Sur les Eglises postcoloniales les plus récentes, comme Apokalypsy, le flou est encore pire : cette dernière église, fondée par le pasteur Maillol, est ainsi présentée dans un reportage de France 2 (fin 2018) comme dotée de deux millions de fidèles… Montant largement surévalué ! Une observation de terrain durant l’été 2019, et l’obtention de chiffres à jour (en particulier de Jesosy Mamonjy, qui fait état de plus de 1360 lieux de culte, dont certains à taille megachurch), invite à esquisser une remise à jour estimative de la diversité religieuse actuelle à Madagascar.
22% de catholiques, 34% de luthériens et réformés, 12% d’évangéliques
Sur un peu plus de 26 millions d’habitants, les protestants luthériens (FLM) et réformés (FJKM), aux côtés des Episcopaliens/Anglicans, regroupés dans les trois plus grandes églises protestantes du pays, sont les plus représentés. Ces protestants n’ont pas été mentionnés par Laure Verneau dans l’article consacré au christianisme malgache à l’occasion de la visite du pape. Bien qu’en léger recul en raison d’accusations de collusion avec les milieux dirigeants, ils regrouperaient environ 34% de la population, avec une visibilité cultuelle sans égal. Le second grand bloc confessionnel est le catholicisme, galvanisé par la visite du pape François du 6 au 8 septembre 2019. Les catholiques représenteraient 22% de la population malgache en 2019. Un ensemble considérable, en partie « grignoté » (dixit L.Verneau) par la concurrence protestante évangélique postcoloniale. Les musulmans (au moins 12%) et les protestants évangéliques (12%) regroupent ensuite une part sensiblement équivalente de la population. Les premiers ont bénéficiés d’une croissance très forte depuis vingt ans, portée par une politique missionnaire intense financée par les pétrodollars du Golfe, mais aussi par la Turquie et le Pakistan. Les seconds se sont développés de manière plus régulière depuis les années 1960. Ils se répartissent de la manière suivante pour atteindre 3 millions de fidèles : un peu plus de 600.000 pentecôtistes mainstream (Jesosy Mamonjy, Assemblées de Dieu), environ 600.000 évangéliques issus de dissidences FJKM (comme les Eglises FPVM, marquées par la prééminence du Réveil, Fifohazana), environ 500.000 charismatiques/néopentecôtistes (Rhema, Eglises de Réveil, CEVAM…), environ 500.000 fidèles d’Apokalypsy, 400.000 fidèles d’autres Eglises prophétiques postcoloniales (Winners Chapel, EURD, etc.), 200.000 évangéliques piétistes/Orthodoxes (baptistes, CEIM, etc), et un peu moins de 200.000 ‘autres pentecôtistes’, dont les United Pentecostals (Unitariens), nombreux sur l’île.
Il va sans dire que certaines assemblées et Eglises sont parfois l’objet de dérives sectaires pointées à juste titre par la presse malgache…. On peut rencontrer des pasteurs qui abusent de leur autorité ou qui se servent dans la caisse ! Ils font partie du paysage national, n’ayant rien à envier à nombre de politiciens en manière de techniques manipulatoires. Ces dérives, qui existent aussi dans les Eglises plus anciennes, ne sauraient cependant faire oublier la diversité et la popularité des Eglises protestantes évangéliques de Madagascar. Ces dernières, de plus en plus visibles et influentes, témoignent de modes de régulation postcoloniaux par les Malgaches et pour les Malgaches, qui peuvent certes dérouter, mais qui méritent le même respect que celui dont on témoigne à l’égard des Eglises héritées de la colonisation.
Enfin, le survol du paysage religieux malgache en 2019 ne serait pas complet sans les « autres religions », au premier rang desquels les religions traditionnelles malgaches, mais aussi (entre autres) le mormonisme, l’hindouisme : 20% environ de la population malgache relèverait de ces offres religieuses. Une diversité remarquable, nourrie aussi de multi-appartenances, qui peut faire dire qu’à Madagascar, « Dieu est partout »[3].
[1] Laure Verneau, « Madagascar lentement grignotée par les sectes évangéliques », Le Monde, 5 septembre 2019 (online).
[2] Alain Dieckhoff et Philippe Portier, L’enjeu mondial, religion et politique, Paris, Presses de Sciences Po, Paris, 2017, p.18.
[3] Solène Chalvon-Fioriti, « Madagascar : églises, mosquées… Dieu est partout », Libération, 17 nov 2017 (online).