Madagascar a été colonisée, non sans brutalité, par la France. L’histoire aurait-elle pu s’écrire autrement ? En 1885, tout n’était pas encore joué, et un pasteur français, Ruben Saillens, monta en première ligne pour défendre les droits des Malgaches à la liberté. Son livre, Nos droits sur Madagascar et nos griefs contre les Hovas examinés impartialement par R. Saillens (1885) avait pour intention l’impact. D’où la préface de Frédéric Passy, membre de l’Institut, président de la Société des “Amis de la Paix”.

Protestants à Madagascar, ennemis de la France ?

L’objectif a été partiellement atteint. Le texte a effectivement fait grand bruit. Il a circulé dans les allées du pouvoir, à Paris, où il est globalement très mal reçu. C’est le cas en particulier chez François de Mahy, député de la Réunion et chef du lobby colonial. Mahy fait allusion au brûlot de Saillens dans les débats de la Chambre des députés en février-mars 1886. Il présente les thèses du pasteur comme un exemple de collusion du protestantisme avec les ennemis de la France, rien de moins ! Un énième recyclage de la thèse qui voudrait que le protestantisme soit une cinquième colonne au service de puissances étrangères ? La réception, côté catholique, n’est pas moins négative. Il faut dire que Saillens ne ménage vraiment pas ses critiques contre ces « Jésuites (qui) ne font pas mystère des subventions qu’ils reçoivent (…) et proclament très hautement qu’ils sont, à l’étranger, des soldats de la France », par opposition aux protestants plus indépendants : « jamais le gouvernement anglais n’a servi, n’a subventionné les missions », affirme-t-il[1]. Par opposition à un catholicisme jugé oppresseur à Madagascar, le protestantisme est présenté comme émancipateur :

« Un hôpital, le premier et le seul, a été fondé à Tananarive par un Ecossais, le docteur Davidson, qui soigne jusqu’à cinq cents malades par jour (…). Les paisibles luthériens de Suède, qu’on ne saurait accuser d’intriguer pour la Grande-Bretagne, ont fondé une mission prospère dans le Betsileo, grande province au sud de l’Ankova. Les quakers, la dénomination protestante la plus respectée, qui ne fait jamais la guerre et la flétrit en toute occasion, les quakers partagent avec les indépendants l’honneur d’évangéliser Madagascar. (…) en présence, d’une part, d’un culte qui ressemble étonnamment à  leurs superstitions passées, de l’autre, d’une religion intelligente qui leur montre un Dieu à qui l’on peut parler en langue intelligible, quoi d’étonnant que les Hovas choisissent la seconde ? D’ailleurs, ils ne peuvent oublier que les missionnaires protestants sont arrivés les premiers; que c’est à eux qu’ils doivent leur grammaire et leur vocabulaire, en un mot, leur existence comme nation chrétienne »[2].

Si l’on imagine sans peine les réactions glaciales qu’un tel réquisitoire provoqua du côté catholique, au sein du monde protestant français, en revanche, Nos droits sur Madagascar… a reçu un écho positif, quoiqu’il fût très discuté et contesté par certains. Des hommes comme Edmond de Pressensé ou Alfred Boegner ne sont guère éloignés des vues du pasteur cévenol. Le pasteur Roger Hollard prend la défense de la « brochure » de Saillens. Hollard avait été présent, comme d’autres protestants, à la réunion du 22 octobre 1884 où les griefs des Hovas furent exposés publiquement à Paris. Il souligne “qu’elle n’est pas si lourde à porter que ne le laisse entendre le résumé qu’en fait généralement Mahy, car non seulement sa conclusion rejoint la position de certains députés, mais elle appelle de ses vœux l’avènement pacifique d’une France orientale, qui est un thème républicain.” Hollard dénonce une “politique coloniale de la curée” et appuie les thèmes développés par Saillens. L’affaire malgache mit du temps à se résorber. Après bien des péripéties, elle a trouvé des prolongements au-delà de l’expédition militaire française de 1895. Cette dernière instaura, au prix d’un bain de sang, un protectorat effectif de la France (1896) sur la Grande Ile de Madagascar, entraînant la disparition de la monarchie.

Lien entre protestantisme et nationalisme malgache

Sur le plan personnel, Ruben Saillens a perdu, à court terme, du crédit dans cette affaire : selon la lignée Blocher-Saillens, son plaidoyer contre la colonisation française de Madagascar lui aurait même coûté la Légion d’honneur.

A l’échelle du protestantisme, la prise de position hardie de Ruben Saillens en faveur de l’indépendance malgache s’inscrit dans une lignée minoritaire des répertoires chrétiens critiques à l’égard du colonialisme. Ce livre a alimenté, d’un point de vue francophone assez rare pour être signalé, le lien complexe[3], entre nationalisme malgache et protestantisme francophone[4].

A l’échelle, enfin, de Madagascar, le soutien de Saillens a contribué, parmi bien d’autres initiatives plus anglophones, à promouvoir l’image d’un protestantisme respectueux de l’autodétermination du peuple. Par contraste avec un catholicisme plus lié, dans ce cas, à l’entreprise coloniale que Gallieni allait mettre en oeuvre.

[1] Ruben Saillens, Nos droits sur Madagascar, 1885, p.19.

[2] Ruben Saillens, op. cit., p.64.

[3] Pour une mise en perspective autour de la grande révolte malgache de 1947, lire Jean-François Zorn, « L’insurrection malgache de 1947. Implications et interprétations protestantes », Histoire et missions chrétiennes, 2010/2 (n°14), p. 13-34

[4] Françoise Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au19e siècle, Invention d’une identité chrétienne et construction de l’Etat, Paris, Khartala, 1991.