La France doit-elle coloniser Madagascar ? Doit-elle évincer l’Angleterre de la Grande Ile et/ou empêcher l’affirmation d’un gouvernement Hova (la principale ethnie de l’île) ?

Au début des années 1880, le débat colonial fait rage en France. Il est marqué par l’idéalisme civilisateur républicain de gauche, porté notamment par Jules Ferry, non sans mépris pour les « indigènes » jugés dépourvus des Lumières françaises. Cet impérialisme colonial se double aussi, dans le cas de Madagascar, d’un certain discours antiprotestant : les missionnaires protestants anglais présents à Madagascar sont une cible facile pour la presse catholique de l’époque, prompte à assimiler l’ennemi étranger au protestant.

C’est alors qu’un pasteur protestant cévenol, Ruben Saillens (1855-1942), va vigoureusement prendre parti dans le débat. Avide lecteur, passionné par les débats du temps, plume flamboyante, Ruben Saillens intervient en citoyen, et homme de foi. Formé dans le creuset du protestantisme libriste, engagé pour la mission Mc All, il est aussi de sympathies baptistes, mais sans avoir encore rejoint les Eglises baptistes (ce qu’il fera en 1886). Sensible aux questions éthiques, sociales, religieuses posées par la colonisation, il assiste, aux côtés du jeune Alfred Boegner, à la fameuse réunion du 22 octobre 1884 à l’Hôtel du Louvre de Paris, sous la présidence de Frédéric Passy (dont les deux fils, Paul et Jean, vont devenir, plus tard, baptistes, comme Ruben). Lors de cette rencontre à haute tension, on y présente le Livre rouge publié par le ministère des Affaires étrangères Hovas, la principale ethnie de l’île de Madagascar, qui conteste le bien-fondé des prétentions coloniales françaises.

Les réalités sociales, culturelles et religieuses de Madagascar, dont on peut avoir aujourd’hui une idée visuelle grâce aux magnifique fonds photographique du DEFAP, sont présentées à des auditeurs attentifs[1]. Lors de cette réunion, le missionnaire quaker Joseph Alexander y effectue un exposé qui dénonce, entre autres, “des exactions commises par les troupes françaises”. Choqué par ce qu’il a entendu, Ruben Saillens, alors encore agent de la Mission Mac All, décida de se renseigner plus avant. De cette enquête, un ouvrage est né. Saillens y prend fait et cause pour l’émancipation des Malgaches, et s’oppose aux visées coloniales de la France, infondées à ses yeux. Son ouvrage, paru en France en 1885, s’intitule Nos droits sur Madagascar et nos griefs contre les Hovas examinés impartialement par R.Saillens. Il est très rapidement diffusé à Madagascar.

Que dit ce texte ?

Le pasteur Ruben Saillens estime que Madagascar est en mesure de réaliser son unité nationale, et qu’il est dès lors criminel de soumettre un peuple qui ne le souhaite pas. Par ailleurs, à contre-courant de l’opinion générale, attisée par la presse catholique, il prend la défense des missionnaires protestants anglais, qualifiés du terme générique classique de “méthodistes” et accusés de manœuvres anti-françaises:

“(…) Que n’a-t-on pas dit et écrit, dans ces derniers temps, à propos des missionnaires anglais! Le gouvernement britannique trafique la religion; les “méthodistes” (car cette dénomination particulière a l’honneur, pour la plupart des écrivains cléricaux et anglophobes, de représenter le protestantisme tout entier) les méthodistes ne sont autre chose que des agents salariés par le gouvernement anglais pour préparer les voies au commerçant, qui lui-même est bientôt suivi du soldat ou du marin. Qu’on nous permette de protester contre cette accusation absolument calomnieuse, et de fournir nos preuves. Nous sommes, en France, tellement accoutumés aux procédés jésuites, que le mot seul de missionnaire éveille dans un grand nombre d’esprits l’idée de tartuferie.”[2] 

« Un peuple est né »

Dénonçant la “regrettable” attitude du “gouvernement de la République”, marquée par une “politique agressive qui, au lieu d’établir notre influence à Madagascar, ne fera qu’y rendre plus difficile notre commerce, déjà trop peu considérable”,  le pasteur Saillens en appelle à “l’intérêt humanitaire”, aux principes universels dont la République se réclame: loin de s’opposer à la République, Ruben Saillens s’en prend au nationalisme étroit qui, estime-t-il, fait primer la force sur le droit:

“(…) On ne peut pas empêcher l’histoire de s’accomplir. Un peuple est né dans ces soixante dernières années; jeune encore et peut-être à moitié civilisé, il avance à grands pas cependant; et l’on peut prédire qu’il atteindra le niveau des peuples de l’occident, car sa civilisation naissante a les mêmes racines que la nôtre: le christianisme. Lui faire la guerre, l’enfermer dans ses retraites des hauts plateaux, empêcher son expansion sur l’île entière, c’est retarder de deux cents ans le complet affranchissement de ce pays. Même s’il y a un intérêt -national – ce que nous contestons- à conquérir Madagascar, la France ne saurait oublier que l’intérêt humanitaire est supérieur au premier. Notre caractère, notre histoire, nos douleurs mêmes, tout proteste chez-nous contre l’axiome: la force prime le droit. Nous serions maladroits à vouloir l’adopter. Nous ne sommes pas taillés, Dieu merci, pour le faire prévaloir dans le monde”[3].

Ainsi, ce n’est pas par “mondialisme anti-français” (sic) qu’il s’exprime, mais au contraire d’après une vision de la France, héritée notamment de Victor Hugo, et de 1789, qui fait primer l’universel sur l’intérêt nationaliste, au nom d’un droit indivisible.

“(…) On peut hausser les épaules et trouver que c’est faire trop d’honneur aux malgaches que de leur donner une telle importance. Mais il n’y a pas de petites et grandes causes: il y a des causes justes et d’autres qui ne le sont pas. Les principes ont la même importance, qu’on les applique à un peuple, à une tribu, ou seulement à un homme”[4]

Ces principes, pour le pasteur Saillens, ne sont pas incompatibles avec l’idée coloniale. Comme l’immense majorité de ses concitoyens, il n’est pas opposé au projet colonial tel qu’on le présentait alors, à savoir un effort « civilisateur » porté par les valeurs de la Révolution française et appuyé sur les principes du droit. Saillens adhère à bien des thèmes développés alors par Jules Ferry, président du Conseil. Mais ce qu’il dénonce au sujet du cas malgache, c’est la violence, l’inadaptation du projet colonial et le déni de droit: “En résumé, nous croyons que la politique violente ne nous donnera aucun avantage réel: nous aliénera pour jamais le cœur de ce peuple”. Il déclare croire à la “politique de la paix”, qu’il recommande ”de toutes (ses) forces” et espère que Madagascar devienne pacifiquement “une France orientale » indépendante. Le rêve, avant l’heure, d’une francophonie postcoloniale ?

[1] Voir : https://defap-bibliotheque.fr/ressources/images/galerie-photos-par-pays/

[2] Ruben Saillens, Nos droits sur Madagascar et nos griefs contre les Hovas…., 1885, p.17.

[3] Ruben Saillens, Nos droits…, op. cit., p.100-101.

[4] Ibid, p.102.