C’est peu de dire que le décès de l’évangéliste de masse Reinhard Bonnke, le 7 décembre 2019, n’a pas passionné les médias français. Qui se souvient de sa disparition ? Il faut dire qu’entre les Gilets jaunes, les grèves des transports, les fêtes de fin d’année et… bientôt la pandémie de la Covid19, les projecteurs médiatiques étaient braqués ailleurs.

Un an et demi après son décès, il n’est pourtant que justice de faire retour sur un parcours exceptionnel, et improbable, qui a marqué la scène protestante africaine et la francophonie d’une empreinte indélébile. Surnommé parfois le « Billy Graham allemand » pour l’Afrique, il aurait prêché à plus de 150 millions d’Africains lors de campagnes d’évangélisation étalées sur une période de plus de quarante ans. Il est l’un des principaux acteurs des Réveils chrétiens en cascade qui ont transformé la carte géopolitique de l’Afrique depuis les années 1960.

Né à Königsberg à l’orée de la Seconde Guerre Mondiale, Reinhard Bonnke (1940-2019) a grandi dans une famille protestante allemande. Devenu pentecôtiste, il se forme comme pasteur et très vite, se décide à partir pour l’Afrique, répondant, dit-il, à un « appel impérieux » de Dieu lui-même. Après une première œuvre missionnaire au Lesotho au service de l’Apostolic Faith Mission, il perfectionne peu à peu son approche, centrée sur l’évangélisation de masse et les manifestations du Saint-Esprit -dont les guérisons miraculeuses-. Doué d’une grande force persuasive, d’une énergie contagieuse et d’une éloquence véhémente et démonstrative, Reinhard Bonnke n’a pas peur de grand chose. Bible en main, il ose le contact direct et prolongé avec la foule, prêche sans détour, et n’a qu’une obsession : convaincre que Jésus-Christ est vivant, et qu’il peut transformer les vies par le Saint-Esprit.

En 1974, il fonde l’association missionnaire « Christ pour toutes les Nations » (Christ for All Nations), basée à Johannesbourg (Afrique du Sud) puis Frankfort (RFA). A partir d’une première grande campagne au Botswana, en 1975, d’année en année, ses tournées d’évangélisation en Afrique se font plus ambitieuses. Les années 1970, ce sont aussi celles de Pink Floyd, de Supertramp, de Genesis ou des Rolling Stones : l’arrivée des sonos géantes permet, depuis la scène, d’atteindre désormais, en direct, des dizaines de milliers de personnes. Sillonnant le continent africain, y compris l’espace francophone, Reinhard Bonnke profite à plein des opportunités que la technologie lui permet. Il est appuyé, pour cela, par une organisation efficace qui ne lésine pas sur les moyens, non sans abuser d’un amour immodéré des statistiques mirobolantes, comme si l’on pouvait compter les conversions à l’unité près… Les masses affluent, et le charisme du prédicateur -puis de son associé, Daniel Kolenda- fait le reste. L’Afrique est son principal terrain de mission, mais il s’aventure aussi en Amérique du Nord ou en Amérique latine, notamment en Argentine, où il enflamme Buenos Aires durant six nuits mémorables, en novembre 1992[1]. Nul ne saura jamais combien de centaines de milliers (millions ?) de conversions découlent de cet entreprenariat prosélyte. Entre les comptes-rendus triomphaux, un goût du « Kolossal » et les réalités, souvent nuancées, vécues par les individus, comment faire le tri ? Une chose est sûre : presqu’aucune histoire nationale du protestantisme, dans quelque pays africain que ce soit, ne pourra passer sous silence l’apport de cet évangéliste atypique, regardé avec suspicion par ses compatriotes allemands -qui ne partagent généralement pas la même tradition protestante-, et avec étonnement par tant d’auditeurs congolais, kenyans, sud-africains ou nigérians. Un aspect moins connu de son ministère tient dans son souci pédagogique en direction du milieu des responsables chrétiens. L’impact principal de Bonnke tient peut-être moins dans les conversions obtenues -venues alimenter les Réveils évangéliques et prophétiques africains- que dans l’intense effort de formation d’évangélistes de terrain. Bonnke a souhaité former des militants africains de l’évangélisation, invités lors des fameuses conférences « Fire » (Feu) que son organisation CfAN a mises en place à partir de 1986. La première se tient à Harare, au Zimbabwe. 41 des 44 nations africaines indépendantes de l’époque sont représentées, mais on compte aussi des inscriptions d’évangélistes venus… de France[2].

Bien d’autres conférences de ce type suivront, et plusieurs dizaines de milliers de pasteurs, laïcs, évangélistes de nombreux pays d’Afrique, y compris du Burkina Faso, du Congo RDC, du Congo Brazzaville, de Côte d’Ivoire ou du Cameroun, vont y trouver l’occasion de tester et perfectionner des méthodes d’évangélisation pentecôtistes fondées sur une dynamique d’intensité et d’efficacité, articulant témoignage et guérison. Il est trop tôt pour tirer les conclusions d’un ministère ô combien singulier, hors normes. On se limitera à observer qu’un des traits les plus critiqués -l’itinérance d’un évangélisme spectaculaire et controversé des « temps forts »- s’est peut-être aussi révélé, finalement, un atout postcolonial décisif. A l’inverse des Eglises héritées de la colonisation, Bonnke n’est pas venu pour implanter une dénomination, une liturgie, un contrôle social ou un marquage territorial. Son affaire, c’était le réveil et la mobilisation des chrétiens africains, par des Africains, en terrain anglophone (Nigeria en tête) comme en terrain francophone, où il contribue, comme à Kinshasa, à « la pentecôtisation du protestantisme »[3].

Succédé, à la tête de son organisation, par Daniel Kolenda, il a aussi, plus largement, fait des dizaines de milliers d’émules africains, prédicateurs et pasteurs convertis à sa suite aux formes sociales d’un évangélisme de masse de type charismatique. Il incarne, avec quelques autres (comme T.L. Osborn), la transition historique et le chaînon manquant entre un christianisme africain colonial piétisant, largement piloté depuis l’Europe, et les nouveaux christianismes postcoloniaux d’Afrique contemporaine, plus spirito-centrés, portés par et pour les Africains.  Reinhard Bonnke laisse également une autobiographie (Living a Life of Fire, 2009) et de nombreux ouvrages dont une dizaine ont été traduits en français, comme Les charismes en action, les dons et la puissance du Saint-Esprit (Frankfort, ER Productions, 2008 pour la 2e ed).

[1] Candy Gunther Brown, Global Pentecostal and Charismatic Healing, Oxford University Press, 2011, p.221.

[2] Reinhard Bonnke, Living a Life of Fire, An autobiography, Orlando, ER Productions, 2009, p.407.

[3] Sébastien Kalombo Kapuku, « La pentecôtisation du protestantisme à Kinshasa », Afrique contemporaine, 2014/4, p.51 à 71.