Après des manœuvres d’approche, la chanteuse de Gospel Mahalia Jackson (1911-1972) a effectué, à l’automne 1952, une première tournée marquante en France, avec en particulier deux concerts à la salle Pleyel, à Paris, les 25 et 26 octobre 1952.  

Troisième volet (3/4) de la série Mahalia Jackson et la France

A l’heure où Mahalia Jackson chante pour la première fois à Paris, la société française des années 1950 n’est pas encore touchée par l’effondrement de la pratique religieuse qui va marquer les années 1960-80. Mais elle se sécularise lentement. Les milieux culturels parisiens ne sont souvent pas les derniers à s’affranchir, sans grand regret, du contrôle social -et des dogmes- de l’Eglise catholique. C’est le temps où Boris Vian, l’un des rois de Saint-Germain-des-Prés, aime à affirmer : « Supprimez le conditionnel et vous aurez détruit Dieu ».

La voix vibrante et les choix artistiques sans concession de Mahalia Jackson apportent à Vian un démenti. Pour elle, Dieu n’est pas une hypothèse à conjuguer au conditionnel. Il est son appel, sa raison de vivre, sa guérison et son espérance, chantée à pleine voix devant les publics de la capitale française. Et les critiques parisiens qui assistent, médusés, à ses deux concerts salle Pleyel sont les premiers à admettre la centralité de la foi dans la prestation artistique hors norme proposée par la chanteuse noire américaine.

« Une chrétienne convaincue »… qui vit chacune des paroles qu’elle chante »

Hugues Panassié, principal maître d’œuvre de la venue de la cantatrice en France, livre cette analyse en novembre 1952 : « Les disques nous avaient déjà révélé la beauté poignante du chant de Mahalia Jackson. Mais il faut la voir pour la bien comprendre. Car Mahalia Jackson n’est pas une simple chanteuse de concert. C’est une chrétienne convaincue, à la foi vive, qui vit chacune des paroles qu’elle chante à la louange du Seigneur ». Au-delà des paroles et de l’intensité émotionnelle investie dans le chant proposé, Panassié remarque aussi l’importance de l’incorporation du message, et le rôle clef de la gestuelle et du mouvement, qu’il a l’intelligence de relier à l’expression spirituelle. Il souligne ainsi : « Dans les morceaux à tempo rapide, elle frappe dans ses mains, marque le rythme de tout son corps, danse sur place. Car pour les noirs, la danse n’est pas nécessairement une chose profane. Les fidèles noirs dansent parfois dans les temples baptistes aux Etats-Unis (pas par couples, bien-sûr; c’est très différent des danses profanes). Pour le noir, la danse est une des manifestations du sentiment religieux, une sorte d’extase parfois ».

Panassié, rompu à l’exercice de médiation interculturelle par les fonctions de promoteur du jazz qu’il a choisi d’assumer, sait bien tous les clichés racistes que l’on peut mobiliser à l’invocation de la danse. Mais il les désamorce aussitôt, dans la suite de son texte, en reliant l’expression corporelle de Mahalia Jackson à celle….. du roi David, dans la Bible. Issu d’une famille catholique très pratiquante, Hugues Panassié n’a pas seulement conservé, de son milieu d’origine, un goût pour la parole magistérielle, passionnée, et clivante -Boris Vian, qui ne l’aimait pas, le brocardait en « panne à scier »[1]-. Il connaît très bien le christianisme et ses textes fondateurs. Dont il use judicieusement pour contextualiser la danse fervente de Mahalia Jackson. Il poursuit ainsi : « Devons-nous tellement nous en étonner ? Le roi David, qui fut un saint, dansait devant l’Arche. Sainte Thérèse d’Avila récréait parfois ses religieuses en jouant des castagnettes et en dansant »[2]. Si Sainte Thérèse d’Avila dansait « parfois », pourquoi pas Mahalia ?

Comme s’il fallait enfoncer le clou auprès de ses lecteurs français, Panassié termine son article en insistant à nouveau sur la centralité des convictions chrétiennes de la chanteuse : « Mahalia Jackson ne plaisante pas en matière de religion. Elle a toujours refusé de chanter dans des cabarets de nuit ou de participer dans des théâtres à des spectacles profanes. Dans la tournée en Angleterre qu’elle va faire ces jours-ci, elle se trouve au même programme que le célèbre chanteur de blues Big Bill. Elle a écrit à ce dernier pour lui recommander de ne chanter aucun de ses « sinful blues », de ces blues dont les paroles incitent au péché, et Big Bill, sachant qu’il ne faut pas badiner avec Mahalia jackson, est en train d’épurer sérieusement son répertoire ».

« Une prière véhémente » salle Pleyel (Le Monde)

Du côté du prestigieux quotidien Le Monde, l’attention portée à la foi de Mahalia Jackson n’est pas moindre. Aux yeux de Pierre Drouin, chargé d’écrire à chaud une chronique après les concerts en salle Pleyel, pas de doute, la chanteuse noire est « venue ‘prier’ à la salle Pleyel », rien de moins[3]. Mais point d’ironie narquoise dans le regard porté. C’est un étonnement désemparé, teinté d’admiration, qui transparaît dans son compte-rendu.

« Devant une chanteuse comme Mahalia Jackson, qui vient de remplir à elle seule deux soirées de Pleyel, le critique se sent fort dépourvu. On ne peut analyser ni son talent, qui ne procède d’aucun enseignement connu, ni l’émotion obtenue, qui dépasse les horizons de la sensibilité esthétique. Son récital est une prière véhémente. Elle arrive sur scène comme pour un prêche, avec une longue robe noire en forme de chasuble, sur laquelle se découpe dans le dos une longue croix d’or ».

Le décor est posé, place au récital. Pierre Drouin poursuit : « Son ‘apostolat’ n’a certes rien de guindé : elle frappe des mains et laisse sans contrainte le rire l’épanouir sur son visage. Mais elle est restée sincère au point de refuser jusqu’ici -malgré des offres alléchantes- d’enregistrer des chansons profanes. On la considère actuellement aux Etats-Unis comme la plus grande interprète de spirituals. Cette réputation n’est pas usurpée. « . Moins versé peut-être que Panassié en matière de culture biblique, Pierre Drouin poursuit ensuite sa description en cédant quelque peu au répertoire rhétorique colonial qui marque alors les représentations attachées à la « musique noire » (Black music). Il indique : « la sûreté de sa voix s’allie à une puissance d’expression sauvage. Une pulsation féroce anime toute la salle dès qu’elle a lancé ses premières notes. On oublie alors totalement de s’interroger sur les raisons de cet élan qu’elle communique, de cette chaleur qu’elle diffuse, on oublie même ce mélange peu heureux d’orgue Hammond et de piano qui lui sert de soutien comme dans ses enregistrements. Un gouffre de lyrisme s’ouvre, et nous ne pouvons pas refuser l’appel de cette force élémentaire qui vient du cœur sans détour ».

Mais quelle est donc cette « force élémentaire » ? Au-delà des clichés sur la « chaleur », l’expression « sauvage », la pulsation « féroce » et la « force élémentaire », on retiendra ce « gouffre de lyrisme » pointé par Pierre Drouin. Une plongée qui renvoie à l’imaginaire du fleuve profond et de la sombre rivière sur lequel écrira plus tard Marguerite Yourcenar[4], désignant ainsi l’odyssée de libération présentée aux publics francophones via le Gospel et les Spirituals.

A suivre…

[1] Voir la biographie (controversée) que lui a consacré Laurent Cugny: Hugues Panassié, L’oeuvre panassiéenne et sa réception, ed. Outre Mesure, 2018.

[2] Hugues Panassié, « Mahalia Jackson », journal du jazz, Paris Presse L’intransigeant, mercredi 12 novembre 1952, p.2

[3] Pierre Drouin, « Mahalia Jackson est venue ‘prier’ à la salle Pleyel », Le Monde, 29 octobre 1952

[4] Marguerite Yourcenar, Fleuve profond, sombre rivière, Paris, Gallimard, 1964.