Par Rima Nasrallah, professeure à la Faculté de théologie protestante de Beyrouth. 

L’un des aspects caractéristiques du travail de la Mission protestante dans la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, est l’immense quantité de temps, d’énergie et d’argent investie dans les activités destinées aux femmes. De l’éducation formelle de l’école primaire à l’enseignement supérieur, on mesure l’aspect le plus visible du travail de mission dirigé vers les filles et les femmes. Cependant, le fait marquant n’est pas seulement qu’il ait été fait pour les femmes, mais qu’il l’ait été par les femmes. Entre 1823 et 1936, plus des 2/3 des missionnaires envoyés au Liban étaient des femmes. Certaines étaient veuves de missionnaires, mais la grande majorité était des femmes seules envoyées comme infirmières, enseignantes, évangélistes en contact étroit avec les femmes autochtones.

Les premières Ecoles de la Mission

Il est vraisemblable que la première école pour filles de la Mission ait été ouverte vers 1824 au Liban, quand les veuves de hauts fonctionnaires du conseil américain pour les missions étrangères (ABCFM), les missionnaires Goodell et Bird, commencèrent une école élémentaire pour filles à Beyrouth. De jeunes enfants étaient confiées à la famille missionnaire et étaient temporairement élevées et éduquées dans cette maison. Cependant, très rapidement un système d’internat, géré principalement par des maîtres uniques, s’est mis en place et ces internats se sont multipliés dans le pays.

Des filles venant d’horizons différents et de différentes religions s’y sont inscrites et ont bénéficié de la meilleure expérience éducative dans la région. Dans ces écoles, les filles apprenaient à lire et à écrire et suivaient une sorte d’école secondaire incluant des sujets comme la géographie, la philosophie, l’histoire et la philosophie morale, l’anglais, et, dès le début du XXe siècle, le français. De plus les filles étaient formées à différentes compétences domestiques et petit à petit à l’économie domestique dans son ensemble, largement inspirée des modèles américains. Au début les écoles de Mission pour filles avaient deux buts : le premier l’accès aux Evangiles pour les filles et le second la formation d’une nouvelle génération d’épouses et mères protestantes qui transmettraient la religion et les valeurs domestiques aux générations futures. Le missionnaire au long cours Henry Jessup appelle cette forme d’éducation « le travail pour la reconstruction de la société. »

Nul doute que ce projet éducatif intense et sérieux a eu un grand impact sur les femmes et sur la société en général. On peut mentionner ici trois points : la transformation spirituelle, la prise de conscience de soi et la promotion socio-politique de l’engagement des femmes. Etudier la Bible, fréquenter la chapelle et participer occasionnellement à des retraites spirituelles étaient des activités qui allaient de pair avec l’éducation. Même si peu de filles se sont converties à cette nouvelle forme de chrétienté – le protestantisme -, l’atmosphère d’école religieuse façonnait fortement l’attitude spirituelle des filles. Qu’elles soient chrétiennes, musulmanes ou druzes, beaucoup des diplômées ont intériorisé quelques-uns des aspects comme l’introspection, regardant la religion comme une affaire très personnelle, de même la foi comme une affaire individuelle.

L’impact du projet éducatif

Il reste que les écoles de mission ont été un instrument essentiel dans le développement de la prise de conscience de soi des femmes. En 1939 le pasteur William A. Stolzfus, président du collège pré-universitaire américain écrivait : « Les femmes du Proche-Orient ont soudain saisi la vision de leur propre réalisation. Les voiles sont en train de disparaître et l’infériorité féminine a été contestée. » Cette vision de sa propre réalisation était déjà en cours depuis le début du XIXe siècle. Cela a été rendu possible par l’attention structurelle au bien-être des femmes, ce qui s’est traduit en leur donnant la maîtrise de certains outils comme l’accès à plusieurs langues, des aptitudes musicales, des connaissances de base en santé et une culture générale. De plus, la vision d’une réalisation de soi a grandi avec les opportunités de carrière des diplômées. Les premières d’entre elles sont devenues des assistantes indigènes, des enseignantes, et ensuite elles-mêmes des missionnaires. Les générations suivantes voyagèrent dans tout le Moyen-Orient. Aventurières et indépendantes, elles servirent comme professeurs dans d’autre pays arabes comme la Palestine, l’Egypte ou l’Irak. Et la génération suivante a fourni les premières femmes médecins ou scientifiques de la région !

Ce type d’éducation et le message clair de « tournez-vous vers le monde, et jouez-y votre rôle », n’a pas seulement donné le pouvoir aux femmes mais leur a permis d’être engagées socialement et politiquement. Les chercheurs nous disent aujourd’hui que de nombreuses femmes qui ont joué un rôle crucial dans l’éveil des femmes – en Egypte par exemple – avaient été éduquées dans les écoles syriennes de la Mission. Des diplômées ont participé, enthousiastes, au nationalisme arabe. Elles ont eu un rôle actif dans la promotion de la citoyenneté, particulièrement dans l’après-guerre des années 20. Nous voyons cette expression dans des activités comme de la Vie Rurale par laquelle les jeunes femmes développaient la vie rurale en lançant des projets d’aide sociale. Elles campaient pendant leurs vacances d’été pour installer dans les villages des écoles d’enfants, organiser les soins pour les bébés, pourvoir à l’hygiène des cliniques pour les mères, ouvrir des écoles de santé et de l’alphabétisation. Elles participaient même à des congrès internationaux ayant pour thème le nationalisme et la citoyenneté.

Un rôle ambigu

Il est cependant important de noter qu’à travers tout leur projet d’éducation, les missionnaires et en particulier les femmes, envoyèrent « un message contradictoire » et c’est ainsi que les autochtones le reçurent. Cela tient essentiellement au caractère transitoire du genre contre lequel les missionnaires américaines se battaient elles mêmes au tournant du siècle. D’un côté les professeurs faisaient la promotion du caractère sacré de la femme au foyer en tant qu’épouse et mère pour une amélioration de la société par la domesticité. Les écoles étaient considérées par les missionnaires comme un terrain de formation du modèle d’épouse et de mère. D’un autre côté, les missionnaires américaines elles-mêmes étaient des femmes seules avec beaucoup de témérité. Quelquesunes d’entre elles, comme le Dr Mary Eddy, montaient à cheval sur de grandes distances et pratiquaient l’ophtalmologie aussi bien pour hommes que pour femmes. Ces femmes missionnaires seules  étaient un modèle de féminité indépendante pour les femmes de la région, même si elles enseignaient la vie domestique moderne.

Il n’y a pas seulement l’exemple des missionnaires américaines qui envoyaient un message ambigu. Le programme des études pour les jeunes filles et son volet d’économie domestique les encourageait à aimer le seul savoir pour arriver à l’excellence. On peut lire cette confusion dans les rapports et les courriers des missionnaires qui, dans une même lettre, expriment leur souci de voir les diplômées finir célibataires et par ailleurs leur désir d’améliorer leurs cursus éducatifs pour plus d’excellence. De fait les missionnaires ont produit des discours discordants et conflictuels dans l’idéalisation de l’éducation de la femme de la classe moyenne. Et comme Ruth Woodsmall, une ancienne cadre des YWCA – Unions chrétiennes de jeunes filles – le notait lors d’un de ses voyages au Liban dans les années 30, on pouvait y voir un sérieux danger de «désintégration de la personnalité».

Cependant, malgré toutes les critiques qu’on leur aura faites, les Ecoles protestantes de Mission ont sans aucun doute façonné la femme orientale d’aujourd’hui en l’exposant à une forme différente de spiritualité, en lui donnant les outils essentiels et en leur proposant des choix – pas toujours cohérents – entre différents modèles féminins.