Karl Rahner, théologien catholique, a écrit : «Le christianisme et son message de salut ont toujours été destinés à l’humanité. En puissance, le christianisme est une église mondiale mais de fait ne l’a jamais été. Quand l’Église s’est orientée vers les autres peuples, elle a exporté son modèle d’église et de pensée : l’a imposée aux autres. Aujourd’hui, il y a partout, à différents degrés, l’émergence de théologies qui prennent en compte les différences culturelles. Partout, au moins en principe, cette inculturation est conçue comme un devoir de l’Église. Cela implique que, dans les années à venir, des chrétientés différentes se côtoieront, qu’elles seront ainsi des églises locales différentes dans la grande Église du monde»

Des débuts difficiles

Cette émancipation est effective de nos jours. Toutefois, il faut admettre que le parcours ne fut pas simple. Certainement pas un aboutissement naturel d’une prise de conscience collective et constructive dans l’Église missionnaire occidentale implantée en Afrique subsaharienne dès la fin du 18e vu qu’elle était souvent servante de la cause coloniale ! L’un des premiers jalons de la conquête de ce droit à la différence fut la publication (1956) aux Éditions du Cerf d’un ouvrage collectif dont le titre était évocateur : Des prêtres noirs s’interrogent.

Il s’agissait d’une protestation contre une tendancieuse identification ethnocentriste du christianisme à la culture occidentale par les missionnaires. Cette invective était tributaire d’une prise de conscience. Surtout d’une lecture plus détachée de l’Évangile par l’intelligentsia africaine engagée et actrice dans les Églises issues des missions. Cette revendication s’exprimait en ces termes : « Le prêtre noir doit aussi dire ce qu’il pense de son Église en son pays, pour faire avancer le Royaume de Dieu. Nous ne prétendons pas que jamais le prêtre noir ne s’est pas fait entendre, mais dans le tumulte des voix discourant sur les missions, sa parole a été plutôt discrète et facilement couverte, alors que, tout de même, il semble avoir la première voix au chapitre. »

Vatican II

Dans ses conclusions, surtout sa Constitution, le Concile du Vatican II s’inscrira dans ce sillage. Rendant alors concret le sens que recelait la formule « être attentifs aux signes du temps » utilisée par Jean XXIII dans son discours inaugural. En effet, en se proclamant lumière des nations, « lumen gentium », l’Église postconciliaire définie dans la Constitution se donnait comme mission de : « faire que tous les germes de bien qui se trouvent dans le cœur et dans l’esprit des hommes, ou dans les rites et cultures propres des peuples, non seulement ne périssent pas, mais soient guéris, élevés et achevés pour la gloire de Dieu, la confusion du démon et le bonheur de l’homme ». C’est aussi dans cette perspective que la prise en compte des cultures africaines pour l’intelligence de la Bonne Nouvelle s’est amorcée. Lors d’une célébration eucharistique en conclusion du Symposium des Évêques d’Afrique à Kampala (Ouganda) le 31 juillet 1969, le Pape Paul VI dira au clergé et fidèles rassemblés : « vous, Africains, vous êtes désormais vos propres missionnaires… » Ces paroles furent considérées comme un coup d’envoi, mieux : une ouverture à l’inculturation de la foi en Afrique subsaharienne. De cet élan naîtra ce qu’il convient d’appeler la théologie de l’adaptation ou des pierres d’attentes dont les porte étendard furent : Vincent Mulago (théologien-prêtre congolais), Alexis Kagame (philosophe-prêtre rwandais), François Marie Lufuluabo (théologien-prêtre congolais) puis Canaan Banana (théologien-pasteur méthodiste, ex-président de la Rhodésie actuel Zimbabwe)…

Un langage propre

Cette ouverture n’apportera qu’une satisfaction ponctuelle. Les géniteurs de la théologie d’adaptation rêvaient d’un christianisme à visage africain. Cette prise de position radicale annonçait déjà l’avènement futur d’une attitude africaine noire plus critique dans la lecture des rapports de domination établis entre la mission (entendons l’Occident chrétien) et l’Afrique. John Mbiti, professeur de théologie en Ouganda, se fera le porte-parole de cette invective radicale en ces termes : « Le christianisme a parlé trop longtemps et beaucoup trop ; peut-être a-t-il trop peu écouté. Trop longtemps, il a porté un jugement sur d’autres cultures, d’autres religions, d’autres sociétés. Le temps est peut-être arrivé maintenant pour le christianisme occidental d’être plus humble. Je demande à nos frères, d’Europe et d’Amérique, de nous permettre de faire ce qui, dans leur jugement, peut être considéré comme des erreurs ; permettez-nous de faire du désordre avec le christianisme dans notre continent, tout comme vous l’avez fait en Europe et en Amérique. Quand nous parlons ou écrivons sur des sujets particuliers concernant le christianisme ou autres manières académiques, on ne doit pas attendre que nous employions le vocabulaire et la manière adoptée en Europe et en Amérique. Permettez-nous de dire certaines choses à notre façon que nous soyons dans l’erreur ou non. Nous sommes affrontés ici principalement au problème de transmettre le mieux possible l’Évangile qui ne change pas ».

Une vraie accélération

Finalement c’est la création en 1976 à Dar Es Salaam (Tanzanie) de l’association œcuménique des théologiens du Tiers-monde qui offrira un espace d’expression plus balisé et convivial aux esprits affranchis en quête d’une expression plus authentique de la foi chrétienne en Afrique subsaharienne. La conférence théologique panafricaine d’Accra (Ghana) en 1977, puis celles de Wennapuwa (Sri Lanka) en janvier 1979 et Sao Paulo (Brésil) en août 1981 porteront l’affirmation de nouvelles « théologies chrétiennes en prise avec les réalités des pays de l’hémisphère Sud » (voir l’ouvrage de Carlos Abesamis et Al., Dieu en Asie, Éditions Karthala, Paris, 1982, p. 5).

La théologie africaine noire s’exprime de nos jours autour de trois courants qui fédèrent les autres : la théologie de l’incarnation, la théologie de la libération historique, qui prendra une part active dans la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud à travers le dynamisme du pasteur Allan Boesak et l’archevêque du Cap Desmond Tutu. Puis la théologie de la reconstruction que l’on retrouve au cœur des Déclarations de foi d’Accra et celle de Belhar.

Philippe Biyong, pasteur de l’ÉPUdF en Hautes Pyrénées